Le Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires : une colonisation flagrante de l’ONU par l’agrobusiness
Entretien avec des militant·es de la Confederación sindical única de los trabajadores campesinos de Bolivia (CSUTCB)*
Le Forum économique mondial, qui s’est tenu à Davos en 2021, s’était réuni sur le thème de la « grande réinitialisation », estimant que la pandémie de Covid-19 pouvait être l’occasion de remodeler l’économie mondiale. Au cours de cet événement, le directeur du Forum économique mondial, Klaus Schwab, a présenté son nouveau livre Stakeholder Capitalism ; A Global Economy that Works for Progress, People and Planet (Capitalisme des Parties Prenantes ; une économie mondiale qui fonctionne pour le progrès, le peuple et la planète) dans lequel il affirme qu’un monde axé sur une économie durable, respectueuse de l’environnement, équitable et une approche inclusive n’est viable qu’à travers un capitalisme des parties prenantes. Le fait que la rhétorique sur la participation au Sommet des systèmes alimentaires soit le reflet de cette prétention ne doit rien au hasard. Les mouvements sociaux soutiennent en effet que cette nouvelle rhétorique est un sophisme visant à consolider leur pouvoir économique et politique contre l’érosion de la légitimité des transnationales pendant la pandémie. Aussi, la plupart des mouvements sociaux ont boycotté ledit Sommet, en arguant que leurs idées sur la façon dont un système agroalimentaire devait être construit pour résoudre la crise alimentaire n’étaient pas incluses dans l’ordre du jour, et plus important encore, dans la feuille de route décennale du Sommet. Des militant·es du comité syndical de Santa Cruz affilié à la Confederación sindical única de los trabajadores campesinos de Bolivia nous expliquent plus en détails pourquoi ils et elles se sont opposé·es à la tenue du Sommet sur les systèmes alimentaires. Entretien.
C. : Le Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires était-il nécessaire selon vous ?
CSUTCB : Bien qu’un sommet centré sur les systèmes alimentaires ait été jugé nécessaire par toutes « les parties prenantes », ce que l’on entend par la transformation des systèmes agroalimentaires, à savoir quel type de transformation effectuer et avec qui, sont des questions encore plus importantes. Et ces questions n’ont pas été abordées dans le cadre du Sommet.
C. : Pourquoi étiez-vous sceptiques au sujet du Sommet ?
CSUTCB : En premier lieu parce que le Sommet a été planifié en mettant l’accent sur la « transformation des systèmes alimentaires » de façon à ce que certains groupes dominants agro-alimentaires se réapproprient un discours prétendument rénovateur et recyclent les concepts sur la participation équitable et inclusive dans leurs discours. De plus, dans le cadre du Sommet organisé par le Secrétariat général de l’ONU, les États et les entreprises transnationales n’auraient pas dû être invités à l’événement à l’insu et aux dépens des mouvements sociaux. En effet, l’organisation du Sommet a été téléguidée par le Forum économique mondial (WEF) qui rassemble les mille plus grandes entreprises mondiales. Les mouvements sociaux qui ont boycotté le Sommet ont dénoncé le fait que le WEF ait modifié le contenu et restructuré l’ordre du jour de l’événement. Mais le WEF n’est pas le seul à tenir le gouvernail. AGRA (Alliance pour la révolution verte en Afrique), IAFN (Réseau agroalimentaire international), WCBSD (Conseil des entreprises pour le développement durable), GAIN (Alliance mondiale pour une meilleure nutrition ), le EAT Forum, le Scale Nutrition Business Network (SUN), les réseaux et les groupes de réflexion dirigés parlaFondation Rockefeller, laFondation Bill & Melinda Gateset laFondation Stordalenont également joué un rôle important dans le processus du Sommet.
C. : Orienter un Sommet est une chose, le prendre en otage en est une autre…
CSUTCB : Au moment du Sommet, Agnès Kalibata, envoyée spéciale de l’ONU, était la présidente d’AGRA, pionnière des nouvelles technologies qui fait la promotion de la monoculture et de l’agriculture destinée à l’exportation tout en écartant les impacts sociaux de ces nouvelles technologies. En 2006, AGRA a travaillé main dans la main avec la Fondation Rockefeller et celle de Bill & Melinda Gates, soi-disant pour s’attaquer au problème de la faim en Afrique. Parachuter Mme Kalibata à cette position a été le signe que les intérêts des grands groupes agro-alimentaires seraient prioritaires au Sommet, dans une logique axée sur le profit, le marché et la croissance à la place des questions fondamentales telles que l’égalité et la souveraineté alimentaire.
C. : Mais le Sommet a fait pas mal de travail de relations publiques pour prouver qu’il était participatif et diversifié quand même…
CSUTCB : Il est vrai que la structure institutionnelle du Sommet était au début relativement démocratique, mais au fur et à mesure de la préparation de l’événement, c’est devenu problématique. En témoigne par exemple la marginalisation du Comité mondial de la sécurité alimentaire (CSA), l’organe international le plus inclusif impliqué dans la politique alimentaire mondiale et qui garantissait la participation des organisations de producteur·trices, des communautés locales et des travailleur·euses agricoles dans les mécanismes de prise de décision. Dès lors, bien que des concepts tels que la durabilité et la participation aient été fréquemment utilisés dans le discours officiel et que les préparatifs du Sommet aient donné l’illusion qu’une structure démocratique et un plan décennal étaient en cours, cela n’a pas été le cas. La proposition de remplacer le Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE) par une « nouvelle plate-forme scientifique » pour élaborer des recommandations politiques, était un des facteurs de la marginalisation du CSA. Or, cette nouvelle interface scientifico-politique, dépourvue de mécanismes de responsabilité, semblait servir en priorité les intérêts d’un réseau de gouvernements, de chercheur·euses, de fondations aux liens commerciaux indéniables.
* Constituée en juin 1979, la CSUTCB est la plus grande organisation faîtière de syndicats paysans de Bolivie.
Vous trouverez plus d’informations sur la souveraineté alimentaire dans le premier numéro de Lendemains solidaires