Entretien avec M. Michael Fakhri, Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation

C. : Le Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires a été au centre des débats et des médias en 2021. Quelle est votre évaluation générale des résultats de ce Sommet des Nations Unies ?

M. F. : Le Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires a été très problématique. Aucune attention n’était initialement accordée aux droits humains. Puis, après de nombreuses actions de plaidoyer de ma part et de celles d’autres membres de l’équipe de préparation du Sommet, et grâce à la pression des mouvements sociaux, les droits humains ont été inclus, mais de manière limitée. Les perspectives des peuples indigènes ont également été laissées de côté. Au lieu de cela, les idées favorables aux grandes entreprises, axées sur l’augmentation de la production, ont dominé l’agenda. Après le Sommet, de nombreux·ses participant·es se sont demandé si leurs efforts en valaient la peine. La communauté internationale ne sait toujours pas ce qu’il va se passer. Le Sommet a produit plus de confusion que de clarté, laissant tout le monde avec un fatras d’idées et aucun plan clair.

C. : Dans le cadre du Sommet, à la suite de « Dialogues Nationaux sur les Systèmes Alimentaires », les gouvernements sont censés élaborer des « Voies Nationales pour la Transformation des Systèmes Alimentaires », qui sont vraisemblablement des engagements consensuels de ce que les gouvernements, avec les « différentes parties prenantes », vont/peuvent réaliser d’ici 2030. Sur la base de votre expérience, quelles sont les précautions juridiques, politiques, morales et économiques à considérer pour que les priorités des « différentes parties prenantes », en particulier celles des paysan·nes et des communautés dépossédées, exclues et réprimées jusqu’à présent, soient intégrées dans les programmes gouvernementaux ?

M. F. : Ces Dialogues Nationaux ont joué un rôle important en incitant des gouvernements – au sens large et pas seulement les ministères de l’agriculture –, à se concentrer sur la politique alimentaire. Cependant, ces dialogues n’ont en aucun cas respecté les normes des droits humains en matière de participation inclusive ou de transparence. Je pense qu’il est important de faire de ces Dialogues Nationaux de véritables espaces de contestation pour que ces derniers ne soient pas dominés par des perspectives favorables aux grandes entreprises. Les paysan·nes, les travailleur·euses, les éleveur·euses, les pêcheur·euses, et les organisations de femmes pourraient vouloir organiser leurs propres Dialogues Nationaux sur le droit à l’alimentation, afin de s’assurer qu’il y ait de réels débats nationaux sur la politique alimentaire basée sur les droits humains.

Je pense qu’il est important de faire de ces Dialogues Nationaux de véritables espaces de contestation pour que ces derniers ne soient pas dominés par des perspectives favorables aux grandes entreprises.

C. : Avant même la tenue du Sommet, il était communément admis que l’agroécologie constituait un puissant levier pour relever des défis majeurs et apporter des solutions durables aux problématiques de sécurité alimentaire et de nutrition, de lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales, d’adaptation au changement climatique, de préservation de la biodiversité et des ressources naturelles, et de lutte contre les zoonoses. Pensez-vous que le nouveau concept d’« agriculture régénératrice » – qui n’est pas encore pleinement défini mais promu à la place de la solution agro-écologique –, soit compatible et cohérent avec l’objectif de mise en place de systèmes alimentaires plus égalitaires et durables ?

M. F : Je pense que l’agriculture régénératrice est un terme encore plus ouvert que l’agro-écologie. Ce qui m’agace, c’est qu’à ce stade, « l’agriculture régénératrice » n’inclut pas nécessairement comme aspect central, les notions de justice sociale, d’équité ou de droits humains. Pourtant, même si l’agroécologie est de plus en plus contestée et mal interprétée, les questions de justice restent fondamentales et en ont toujours été un élément central. Quel que soit le concept utilisé, ce qui importe le plus, c’est que nous comprenions mieux le fait que la façon dont nous nous traitons les uns les autres et la façon dont nous traitons nos écosystèmes sont une seule et même chose. Si nous exploitons la nature, nous exploitons aussi les êtres humains. Si nous entretenons de bonnes relations avec la nature, nous entretenons de bonnes relations avec les êtres humains.

C. : Le CETIM considère que les mouvements sociaux doivent être réalistes en ce qui concerne la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD). Une réussite des ODD d’ici 2030, et en particulier celle de l’ODD 2, est une chimère. Pourquoi le Sommet a-t-il fermé les yeux sur cet échec prévisible ? Et quels sont, selon vous, les principaux obstacles à toute amélioration en termes de mise en œuvre des ODD ?

M. F. : Je suis d’accord pour dire que les mouvements sociaux sont des acteurs clés du changement. La théorie du changement lors du Sommet reposait sur le pouvoir des expert·es. Le plus grand défaut du Sommet est d’avoir totalement ignoré la pandémie de COVID-19 et la crise alimentaire actuelle. Je pense que c’était intentionnel, car la pandémie soulève en premier lieu la question de la responsabilité de ces crises. La réponse ? Les grandes entreprises – principal moteur de ce Sommet – sont une source majeure de pollution, de décès et de violence dans nos systèmes alimentaires. La façon dont nous répondons à la crise alimentaire actuelle déterminera le sort de nos systèmes alimentaires pour les décennies à venir. Donc, d’une certaine manière, le Sommet a été une distraction au regard des véritables problèmes.

C. : Les mouvements ruraux indépendants et ancrés dans la société placent la souveraineté alimentaire au cœur de leurs demandes et propositions. Pas un·e seul·e conseiller·ère spécial·e, conseiller·ère principal·e, chef·fe de groupe de liaison, coalition, dialogue au sommet et PDG ayant participé au Sommet n’a mentionné la souveraineté alimentaire comme l’un des moyens possibles de sortie de la crise alimentaire. Comment l’expliquer ? Et dans quelle mesure la souveraineté alimentaire peut-elle être un outil concret de changement pour avancer vers des systèmes alimentaires plus durables ?

M. F. : La souveraineté alimentaire en tant que concept et mobilisation politique continue de croître. En fait, de plus en plus de gouvernements la prennent également au sérieux. L’exclusion de la souveraineté alimentaire lors du Sommet souligne à quel point elle était déconnectée des gens et des gouvernements. Je pense que les mouvements sociaux développent de nouvelles relations de solidarité pendant cette pandémie et finiront par donner un sens nouveau et concret à la souveraineté alimentaire pour répondre aux défis de demain. Comme les gens souffrent, ce travail prendra du temps. Mais je continue à être inspiré lorsque je vois des mobilisations populaires de plus en plus fortes dans le monde entier et de nouvelles relations se développer autour de l’idée de souveraineté alimentaire.

A lire également