Perspectives du féminisme paysan et populaire

Entretien avec Anuka de Silva, Movement for Land and Agricultural Reform (MONLAR), La Vía Campesina Sri Lanka

C. : La Via Campesina, en tant que mouvement social international, portant la voix des travailleur·euses en zone rurale – paysan·nes, pêcheur·euses, nomades, peuples autochtones, travailleur·euses agricoles (y compris migrant·es) – accorde beaucoup d’importance à la lutte pour un « féminisme paysan et populaire ». En quoi consiste cette perspective ? Comment envisagez-vous et articulez-vous la lutte pour les droits des femmes et la lutte pour les droits des paysan·nes ?

A.d.S : Commençons par rappeler que le système capitaliste dominant est intrinsèquement patriarcal, à savoir qu’il provoque, du fait de sa nature, non seulement la destruction de nos modes de vie en tant que paysannes mais également la soumission et l’exclusion des femmes de l’organisation sociale. La lutte contre le capitalisme est aussi pour nous une lutte contre le patriarcat, car nous savons que le capitalisme et le patriarcat vont de pair avec un seul objectif commun : accumuler et maximiser les bénéfices à travers l’exploitation.

Nous, en tant que communautés impliquées dans les mouvements sociaux ruraux défendant le développement de l’agriculture familiale, sommes confrontées à ce système.

Or, faut-il le rappeler, le rôle des femmes dans l’agriculture familiale est fondamental. Nous jouons un rôle de premier plan, en particulier pour la conservation des semences, la récolte, la gestion de nos ressources etc. Cependant, le système capitaliste patriarcal nous opprime au point que nous n’arrivons pas à subvenir à nos besoins.

Pour affronter cette situation, nous avons développé la perspective du « féminisme paysan et populaire ». Le féminisme paysan et populaire est une proposition que nous avons construite depuis les bases de notre mouvement, pour transformer cette réalité faite d’inégalités et de discriminations.

Le « féminisme paysan et populaire » est aujourd’hui plus stratégique que jamais, car nous sommes confronté·es au défi de bâtir de nouvelles façons de vivre, des systèmes alimentaires à la hauteur de la situation, des relations sociales fraternelles, dans le respect des équilibres sociaux et environnementaux.

Il s’agit d’une proposition basée sur des pratiques concrètes du vivre ensemble. Nous visons à construire des modes et des pratiques durables et égalitaires, favoriser la synergie non seulement des femmes et hommes, mais aussi des êtres vivants et de l’environnement. Il s’agit également de nous autonomiser et nous émanciper grâce à l’assurance de notre détermination dans le développement de nos communautés, dans la construction de la souveraineté alimentaire.

Le « féminisme paysan et populaire » est en somme un engagement politique, aujourd’hui plus stratégique que jamais, car nous sommes confronté·es au défi de bâtir de nouvelles façons de vivre, des systèmes alimentaires à la hauteur de la situation, des relations sociales fraternelles, dans le respect des équilibres sociaux et environnementaux. Nous aspirons à reconstruire les identités en tant que mécanismes de résistance pour la durabilité et la qualité de vie pour toutes et tous.

Enfin, le féminisme paysan est aussi populaire, en ce qu’il émerge d’une perspective collective et de classe, se développant au sein de la lutte des classes que nous affrontons en tant que paysan·nes. La lutte féministe et de genre sans lutte de classe n’est pas notre lutte.

C. : Les problématiques liées au genre font-elles partie du quotidien de vos communautés ? Quels sont les principaux défis dans la recherche de l’égalité homme-femme que vous rencontrez dans les zones rurales ?

A.d.S : Il convient de commencer par rappeler que pendant des années, la paysannerie n’a pas reconnu la lutte pour la souveraineté alimentaire comme une lutte féministe. Cela est bien entendu le résultat de relations sociales construites dans le cadre d’un système patriarcal.

Dans les zones rurales, la violence à l’égard des femmes et leur subordination sont des outils de domination à part entière. C’est-à-dire que les relations sociales entre paysans et paysannes sont elles aussi imbibées de machisme, avec comme résultat l’exclusion et la discrimination à l’encontre des femmes. L’idéologie capitaliste a empoisonné – et continue de le faire – les esprits au sein de nos communautés, pour nous diviser. En ce sens, nous devons faire face au fléau appelé système patriarcal chez nous ; nous devons nous battre non seulement contre le système qui nous opprime mais aussi au sein même de nos communautés.

Le défi principal réside dans les différences salariales qui sont toujours très importantes. Non seulement nos salaires sont moindres, mais parfois notre travail n’est tout simplement pas reconnu ; nous ne sommes pas prises en compte. Ce sont trop souvent les hommes, en tant que « maîtres » de l’exploitation agricole, qui perçoivent et concentrent le salaire, en nous excluant, alors que c’est bien souvent nous, les femmes paysannes, qui nourrissons la communauté.

En raison de toutes ces contraintes, beaucoup de femmes quittent les zones rurales pour chercher fortune dans les zones urbaines ou à l’étranger, où elles rencontrent en fait de nouveaux types d’exploitation. L’exode rural se dirige également vers les zones de monocultures, où les conditions de travail et sanitaires sont très difficiles.

A ces difficultés s’ajoutent celles qui sont liés à l’endettement des femmes paysannes. Ces dernières sont souvent prises au piège – même par des systèmes tels que la microfinance, souvent erronément présentée comme une solution durable – et ne peuvent pas subvenir à leurs besoins. Beaucoup de ces femmes en difficulté se suicident, surtout dans notre région d’Asie du Sud-Est.

C. : En quoi l’horizon de l’agroécologie et de la souveraineté alimentaire représente-t-il une alternative adéquate pour les paysannes afin d’améliorer leurs conditions de vie et de travail ?

A.d.S : De notre perspective, la lutte pour la souveraineté alimentaire, qui inclut celle pour l’agroécologie, et la lutte pour les droits des femmes vont de pair et sont interdépendantes. Il ne sera pas possible de nous émanciper en tant que femmes paysannes sans accéder à des conditions de travail et de vie dignes, possibles à la seule condition d’une transition vers l’agroécologie et la souveraineté alimentaire.

Nos pratiques se trouvent aux antipodes des solutions agro-industrielles qui nous divisent et nous empoisonnent. C’est en ce sens que l’on envisage l’agroécologie et la souveraineté alimentaire comme des modèles de vie viables, dans lesquels tout type d’oppressions et de violences, y compris celle de genre, seraient exclues et inimaginables.

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