Les défis du mouvement paysan face à la digitalisation de l’agriculture
De la nouvelle « révolution » industrielle à la digitalisation de l’agriculture
La soi-disant « nouvelle révolution industrielle » ou « industrie 4.0 » présentée et débattue depuis le Forum économique mondial de Davos en 20161 amène plusieurs interrogations quant au déroulement des changements technologiques sur le marché du travail, la production et la distribution des biens et des aliments et, par conséquent, pour notre organisation sociale et notre vie quotidienne.
Le processus d’introduction de systèmes et d’équipements numériques ne date bien entendu pas d’hier. Depuis quelques décennies, nous assistons à la substitution du travail humain par des machines ; au remplacement des travailleur·euses par des robots pour les tâches lourdes ou de précision dans les usines, des employé·es par des distributeurs automatiques dans le système bancaire, et, de plus en plus, au contrôle des tracteurs et autres machines agricoles par des ordinateurs. Et, plus récemment, à l’utilisation, dans le système d’achat, de petites machines portables pour le paiement par cartes de crédit. Enfin, la pandémie de Covid-19, à des fins de sécurité sanitaire, a conduit à l’isolement ou à la distanciation sociale et domestique et a rendu fondamental la communication par la téléphonie mobile et les réseaux sociaux, ainsi que l’accès à la nourriture par des systèmes de commande de livraison à domicile (en particulier en milieu urbain).
Pour les zones rurales, des mécanismes de « modernisation » des systèmes de production agricole sont déjà discutés et mis en œuvre à travers différents processus de développement technologique et d’équipement (sous des concepts de « mise à niveau » technologique tels que l’agriculture de précision, l’agriculture intelligente et l’agriculture numérique). Or, la promotion d’un processus de modernisation ou d’innovation technologique, à travers la transformation numérique de l’agriculture, n’est rien d’autre que la reproduction des mêmes promesses de la révolution verte. Ce processus permettrait, selon ses promoteurs, de générer de nouveaux emplois (créant des attentes chez les jeunes ruraux), d’augmenter la productivité, de réduire le gaspillage dans l’utilisation des ressources naturelles (eau, sol) ou des intrants agricoles, et d’économiser l’énergie et l’utilisation des équipements. En outre, les problèmes socio-économiques du processus de production et de commercialisation seraient ainsi résolus en mobilisant et en développant les économies locales ou nationales.
La promotion d’un processus de modernisation ou d’innovation technologique, à travers la transformation numérique de l’agriculture, n’est rien d’autre que la reproduction des mêmes promesses de la révolution verte.
Ce processus a une grande influence mondiale, notamment par le biais des Nations Unies, depuis les événements internationaux « technico-scientifiques » promus par la FAO2 auprès des gouvernements, des organisations de la société civile et surtout du milieu des affaires. Au-delà de la mise à jour du système de production industriel sur le terrain, elle intervient dans le prolongement (et en réponse) des débats tenus sur l’agroécologie depuis 2014 à la FAO et au Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), qui ont culminé en 2021 par le processus de cooptation du Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires3. En d’autres termes, ce nouveau développement offre de fausses solutions au problème des inégalités sociales et de la faim, et doit être analysé à l’aune du processus rapide et continu de mainmise par les entreprises transnationales (corporate capture en anglais) sur les biens communs.
Le processus de digitalisation de l’agriculture
En mobilisant l’idée d’une agriculture numérisée, le secteur de l’agro-industrie considère que l’agriculture présente des caractéristiques durables et efficaces lorsque les innovations technologiques sont utilisées tout au long du processus de production, ce qui permettrait un rendement économique maximal ainsi que la préservation de l’environnement. Ce que l’on appelle « innovation » est l’insertion de technologies numériques – la digitalisation (ou connectivité numérique) – de tous les processus liés à la chaîne de production et de commercialisation (y compris la logistique, la tarification, etc.). Ce processus se traduit par trois catégories d’actions : (i) de nature physique, avec l’amélioration de l’automatisation et l’utilisation de la robotique – intelligence artificielle, (ii) de connectivité numérique (l’Internet des objets) ou informatique, par le biais de plateformes et de dispositifs connectés qui relient l’environnement physique à l’environnement virtuel et (iii) de nature biologique, à partir de l’amélioration et de l’utilisation massive des biotechnologies (biologie synthétique, édition de gènes, etc.) dans la production agricole.
La fusion de grandes entreprises dans les secteurs des machines et équipements et de l’informatique a permis l’avancée du processus de digitalisation/robotisation dans les campagnes, déplaçant les travailleur·euses ruraux·ales et remplaçant la force de travail, provoquant la perte de nombreux emplois, affectant d’innombrables communautés, surtout lorsque les paysan·nes font également office de salarié·es. La robotisation permet également aux entreprises de saisir des données importantes auprès des paysan·nes et des producteur·trices, renforçant ainsi leur capacité de contrôle et de surveillance. De ce fait, les marchés sauraient mesurer leurs besoins afin de concevoir des programmes qui rendraient les producteur·trices plus dépendant·es des « fausses solutions » pour pallier les déficiences de leurs processus de production, prenant ainsi le contrôle des systèmes de production tout au long de la chaîne de production.
Le processus de digitalisation de l’agriculture s’exprime différemment selon les régions et les situations de développement du capital dans les zones rurales des différents pays, selon la structure physique existante et le potentiel environnemental de production dans sa mise en œuvre effective, ainsi que dans la relation entre l’agriculture familiale-paysanne et l’agro-industrie. De manière générale, ce processus n’est pas encore implanté dans toutes les régions de petite production ou là où il existe des processus d’organisation paysanne et des travailleur·euses ruraux·ales. Dans la plupart des pays, elle progresse en marge de ces territoires, c’est-à-dire essentiellement dans les zones de production de matières premières à grande échelle ; zones liées à une production agricole importante ou à l’utilisation de grandes machines et d’équipements très sophistiqués dont la manipulation nécessite un haut degré d’investissement et de formation technique.
Des défis aux actions de confrontation
Les organisations rurales et les mouvements sociaux ont récemment lancé un débat sur les conséquences sociales des transformations technologiques dans le cadre de l’accumulation du capital et de la lutte des classes. Il s’agit d’appréhender les effets du processus de digitalisation de l’agriculture, notamment sur le monde du travail et sur l’agriculture paysanne et indigène. Les discussions préliminaires qui ont eu lieu entre les organisations membres de La Via Campesina dans certains pays d’Amérique latine sont menées dans l’objectif de comprendre la relation entre technologie, capitalisme et travail ; la relation entre les entreprises (big techs) et l’État ; la question de la financiarisation économique et l’impact sur la nature (consommation d’énergie et contamination de l’environnement) ; la conjoncture géopolitique. In fine, il s’agit surtout, en ciblant les violations des droits fondamentaux des paysan·nes et des autres personnes qui travaillent dans les zones rurales, de penser les rapports de force pour garantir la souveraineté alimentaire et technologique. Parce que la souveraineté technologique est aussi un sujet de dispute politique, parce que les données sont aussi le fruit d’une production humaine, d’une production collective.
Les organisations rurales et les mouvements sociaux ont récemment lancé un débat sur les conséquences sociales des transformations technologiques dans le cadre de l’accumulation du capital et de la lutte des classes.
D’un point de vue macroéconomique, « le principal défi pour les mouvements et organisations sociales est de surmonter les récits idéologiques hégémoniques de l’économie des données »4, en considérant ce processus comme un élément central de la reconfiguration du capitalisme contemporain. La question des technologies numériques doit être traitée dans l’ensemble des organisations et dans toutes ses dimensions, étant donné la transversalité de ses impacts sur l’économie, la politique, la géopolitique, la culture, la vie quotidienne, etc.
La réalisation des droits des paysan·nes par la promotion de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysan·nes et des autres personnes travaillant dans les zones rurales5 est en danger car le processus de transformation numérique de l’agriculture viole nombre de ces droits. Une brève évaluation par le collectif d’agroécologie Cloc-LVC Sudamerica sur les droits énumérés dans la Déclaration des Nations Unies qui seraient les plus touchés a conclu que, d’une manière ou d’une autre, tous les droits sont affectés. Cependant, à partir des caractéristiques liées à la permanence des paysan·nes sur leurs territoires et au défi de garantir la souveraineté alimentaire des communautés paysannes, les droits – dont l’exercice individuel ou collectif est le plus impacté – ont été identifiés : (a) Droit aux ressources naturelles et au développement ; (b) Liberté de circulation ; (c) Liberté d’association ; (d) Droit à l’information ; (e) Droit au travail ; (f) Droit à un environnement de travail sûr et sain ; (g) Droit à l’alimentation et souveraineté alimentaire ; (h) Droit à un revenu et à des moyens de subsistance décents et aux moyens de production ; (i) Droit à la terre ; (j) Droit aux semences ; (l) Droit à la diversité biologique et, (m) Droits culturels et savoirs traditionnels.
A partir de l’action politique de certaines organisations et mouvements sociaux, dans le cadre d’une plateforme de discussions sur « l’ère numérique »6, un groupe de travail s’est penché sur l’analyse des effets de l’ère numérique sur les zones rurales, leur contexte historique, la production alimentaire et les conflits territoriaux, à partir de six thèmes centraux : (a) l’isolement historique des zones rurales par rapport aux services de base, y compris la connectivité ; (b) l’utilisation de moyens populaires paysans non numérisés pour la communication et la production alimentaire ; (c) le rôle de la technologie numérique dans la progression de l’agrobusiness et la financiarisation de la terre ; (d) la protection du matériel génétique du patrimoine des peuples – semences et races animales locales ; (e) l’étude de la question numérique dans le cadre de la Déclaration sur les droits des paysan·nes ; et (f) la relation entre la souveraineté alimentaire et la souveraineté technologique.
Le groupe de travail a conclu sur l’urgence de : (a) interconnecter les luttes sectorielles ou locales entre elles et avec d’autres luttes régionales ou mondiales/internationales pour identifier conjointement les stratégies qui permettent d’accumuler des forces collectives et d’attaquer le problème à ses points névralgiques, y compris les revendications populaires et les propositions de politiques publiques pour freiner le pouvoir excessif des entreprises numériques ; (b) systématiser les principaux impacts du processus de digitalisation de l’agriculture, dans ses différents contextes socio-économiques et environnementaux, parmi les différents secteurs et organisations sociales (au-delà des organisations rurales et en alliance avec les organisations de « classe » urbaines, notamment les organisations de consommateur·trices) afin de développer des stratégies communes ; (c) promouvoir le dialogue nécessaire pour approfondir la compréhension des nouvelles sociétés numériques dans le contexte régional et mondial ; (d) identifier les alternatives possibles pour renforcer les luttes paysannes dans le cadre du processus de digitalisation de l’économie7.
Face à ces défis, le mouvement paysan comprend qu’il est nécessaire de « contester le champ de la technologie » car il y a encore un manque de clarté sur ce qui se passe réellement dans les territoires paysans et dans les différentes régions avec l’avancée de l’introduction des technologies numériques ; sur les difficultés existantes, au-delà de la connectivité, ainsi que sur les perspectives concernant le manque de contrôle sur ces technologies8. Il est important de décider de la nécessité de définir comme un droit le libre accès à toutes les innovations technologiques utilisées dans la vie quotidienne et d’analyser leur association avec les impacts environnementaux. De nombreuses questions se posent également sur les conséquences de l’expansion technologique dans les communautés paysannes, en termes d’impacts sur les territoires, ainsi que sur les différentes manières de vivre et de faire de l’agriculture.
Les organisations paysannes réunies au sein de la Cloc-Via Campesina comprennent qu’il est possible et nécessaire d’intégrer les méthodes ou processus de digitalisation et de robotisation aux méthodes de production agricole ou agroécologique traditionnelles, mais de manière complémentaire et adaptée et en fonction des besoins socio-économiques des paysan·nes. Et cela ne signifie pas que toutes les régions avancent dans cette direction ou qu’il existe de réels besoins pour ce processus.
Il est donc de la plus haute importance d’exiger que la technologie s’inscrive dans la sphère publique et/ou communautaire.
Les processus de production, de logistique et de commercialisation évoluent vers la praticité, la réduction des coûts, la simplification du travail et le contrôle des informations et des données. Cependant, il est nécessaire de définir comment améliorer l’union de ces technologies numériques avec les pratiques traditionnelles. Cette articulation ne peut fonctionner que si elle est sous le contrôle des communautés rurales et de leurs organisations. Il en va également du maintien des jeunes avec leurs familles dans leurs territoires.
Il est donc de la plus haute importance d’exiger que la technologie s’inscrive dans la sphère publique et/ou communautaire. Tout comme il est important de s’approprier ou de maîtriser les technologies et les techniques de communication afin de créer une capacité d’évaluation participative des technologies et de leur sécurité, et de permettre leur régulation ou leur rejet ouvert lorsqu’elles sont considérées comme inappropriées ou nuisibles aux communautés paysannes.
Le recours à des pratiques ancestrales et à la production agroécologique par les paysan·nes permet une plus grande résilience dans la conservation de la biodiversité et des autres ressources naturelles et dans l’adaptation au changement climatique. Les paysan·nes produisent autant de connaissances et d’innovations que tout autre acteur social. Il est dans leur essence d’« essayer » de nouvelles méthodes en matière d’agriculture, elles et ils développent des technologies inclusives (et non exclusives), qui permettent de produire et de nourrir la majorité de la population mondiale.
Pour Perla Álvarez, de CONAMURI/Cloc-LVC Paraguay, l’important pour les paysan·nes est de continuer à produire pour maintenir la vie ; de suivre les pratiques ancestrales pour satisfaire nos besoins quotidiens.
« Nous avons traversé la première révolution industrielle, la deuxième, la troisième et nous sommes dans cette ère où, si nous la qualifions de révolution technologique avec le recours à la digitalisation, toutes nos données, toutes les informations qui pourraient exister dans le monde deviennent des chiffres. D’où découle un intérêt commercial, un intérêt pour les profits des entreprises, alors que pour celles et ceux qui génèrent ces données, et dans notre cas particulier, nos mouvements paysans et indigènes, des peuples ruraux, la production de nourriture est au cœur de notre réflexion. Penser la nourriture comme un besoin élémentaire restera la pierre angulaire de nos luttes et de notre identité »
Notes
1 SCHWAB, Klaus. La quatrième révolution industrielle. Davos : Forum économique mondial, 2016.
2 FAO, Colloque international sur l’agroécologie pour la sécurité alimentaire et la nutrition (2014); colloque international de la FAO sur le rôle des biotechnologies agricoles dans les systèmes d’alimentation et de nutrition durables (2016); Colloque international de la FAO sur l’innovation agricole pour les agriculteurs familiaux – Libérer le potentiel de l’innovation agricole pour atteindre les objectifs de développement durable (2018).
3 Voir à ce sujet les publications du CETIM, FIAN et de La Via Campesina.
4 Dossier n° 46 « Big Tech and the Current Challenges Facing the Class Struggle », Institut tricontinental de recherches sociales, novembre 2021.
5 Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, adoptée par l’Assemblée générale le 17 décembre 2018, A/RES/73/165.
6 “Utopías o dystopías. Los pueblos de América Latina y el Caribe ante la era digital”
7 « Effets de l’ère numérique sur les zones rurales, la production alimentaire et les conflits territoriaux », Cloc-Via Campesina, 2020. In : Jornadas Internet Ciudadana “Utopías o distopías. Los pueblos de América Latina y el Caribe ante la era digital”.
8 Idem.
Vous trouverez plus d’informations sur la souveraineté alimentaire dans le premier numéro de Lendemains solidaires