Projet d’instrument international de l’OMS sur la prévention, la préparation et la riposte face aux pandémies
Interview avec Nicoletta Dentico, co-Présidente de Geneva Global Health Hub (G2H2)
Lendemains solidaires : Fin 2021, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a entamé des négociations pour l’élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant – sous la forme d’un Traité – sur les pandémies (le Traité pandémique). Quels sont les objectifs déclarés et les dessous de ce processus ?
Nicoletta Dentico : Le processus menant à un accord de l’OMS sur la pandémie a débuté sous l’impulsion de l’UE et avec une forte pression diplomatique sur les États membres de l’OMS. Il a obtenu le soutien immédiat du directeur général de l’OMS et, malgré les perplexités exprimées au début de l’année 2021, la notion de nouvel instrument contraignant a été approuvée à l’unanimité lors de la deuxième session spéciale de l’Assemblée mondiale de la santé (WHASS) le 1er décembre 2021 et saluée comme un moment historique pour l’Organisation et la communauté internationale. Comme nous le savons tous, un accord contraignant régissant les actions des gouvernements en cas d’urgence sanitaire existait déjà à l’OMS : le Règlement sanitaire international (RSI) révisé en 2005, après l’épidémie de SRAS, qui n’a manifestement pas été très efficace pendant l’expansion virale du SRAS-CoV-2. Relancer des négociations pour un nouvel accord, entre autres, était à mon avis motivé par l’idée de donner une impulsion opérationnelle au multilatéralisme sanitaire après une première année problématique de pandémie. De cette manière, les promoteurs de l’accord sur la pandémie tentaient également de sauver l’OMS dans une conjoncture très épineuse d’attaques et de délégitimation (nous nous souvenons tous que les États-Unis ont gelé leur financement et se sont retirés de l’OMS en 2020) pendant la pandémie, avec l’idée de rétablir la centralité de l’agence sanitaire des Nations Unies. Le rôle institutionnel central de l’OMS a été et reste très fragile. De nombreux rapports et expert.es s’accordent désormais pour dire que l’OMS seule ne suffit pas. Les chefs d’État devraient avoir plus de poids pour faire face aux pandémies à l’avenir.
Les objectifs déclarés de la négociation du traité sur les pandémies sont – en résumé – de faire le point sur la pandémie de Covid-19 et de combler les nombreuses lacunes constatées lors de l’épidémie de SRAS-CoV-2. Comme cela a été répété à plusieurs reprises, une pandémie n’est pas un événement naturel, c’est un échec majeur de la gouvernance – manque de coopération, nationalisme sanitaire, concurrence entre les pays, évolution de l’infodémie, refus de partager les connaissances et – finalement – les vaccins disponibles pour contenir la maladie.
Le traité sur la pandémie, qui doit être négocié d’ici mai 2024, résoudra-t-il cette pléthore d’échecs ? C’est ce que nous verrons. Pour l’heure, on peut diagnostiquer un processus très complexe et exposé aux intérêts particuliers. Les mesures de protection contre l’influence indue du secteur privé, dans ses variantes à but lucratif et non lucratif, sont complètement invisible(s). En outre, l’approche globale des négociations sur la pandémie est totalement orientée vers des solutions et des processus biomédicaux, sans pratiquement aucune stratégie sérieuse de prévention (sinon de surveillance).
LS : Pourriez-vous nous décrire l’état des négociations, ainsi que le panorama quant aux positions de la société civile qui œuvre pour le droit à la santé et pour des systèmes de santé équitables et des différents États membres de l’ONU vis-à-vis de ce projet de Traité ?
N.D. : À proprement parler, l’initiative pour le traité a débuté en mars 2022 avec la création et le lancement de l’organe intergouvernemental de négociation (Intergovernmental Negotiating Body – INB), dont le mandat est de planter le décor de la négociation et de coordonner le processus diplomatique menant au texte convenu d’un nouveau document contraignant. De nombreux travaux préparatoires ont été menés en 2022 pour rassembler les éléments d’un traité et plusieurs consultations et séances d’audition publique avec les parties prenantes concernées, y compris les entités de la société civile qui ont abouti à la production d’un « projet zéro conceptuel » du traité en décembre 2022, basé sur les contributions générées par cet avant-projet, publié en février 2023. Cela donnera le coup d’envoi de la négociation proprement dite entre les États membres uniquement, comme pour le processus convenu. Après la longue phase d’échauffement, la négociation proprement dite commencera, et je pense que les conflits (encore) cachés entre les pays apparaîtront au grand jour.
Jusqu’à présent, il est plausible d’affirmer qu’il n’y a pas de discussion sérieuse sur la façon dont ce virus a exploité les profondes disparités entre les sociétés et sur la raison pour laquelle l’attaque de ces disparités doit faire partie de la prévention et de la planification de la préparation. Principalement, trois ans après l’arrivée du SRAS-CoV-2, les systèmes de santé s’effondrent dans la plupart des pays, pour de très nombreuses raisons, les maladies non covidiennes ayant pris de l’ampleur pendant la pandémie. Deuxièmement, le Covid-19 est une maladie qui a normalisé l’inégalité, à bien des égards – pour les tests, les vaccins et maintenant les antiviraux. Il n’y a pas de réel sentiment de percée pour faire progresser l’équité, si ce n’est l’énonciation de ce concept humaniste. Et troisièmement, le Covid-19 est une maladie zoonotique. Il n’est malheureusement pas reconnu que la prévention d’une pandémie passe par une redéfinition de la relation entre les humains, la faune sauvage et les virus qui passent parmi nous.
A mon avis, les organisations de la société civile sont assez divisées pour la future négociation de ce traité. La plupart d’entre elles ne remettent pas en cause le scénario multipartite dans lequel s’inscrit la négociation, qui permet la présence et la participation d’acteurs économiques ayant des intérêts directs dans les solutions que le traité proposera. Elles y voient une condition pour que les OSC (Organisations de la société civile) puissent participer et elles plaident également pour une plus grande participation. Certaines se concentrent sur l’agenda de l’accès aux contre-mesures, considérant le traité de l’OMS sur les pandémies comme une occasion de reprendre la conversation sur la dérogation ADPIC. Certaines OSC plaident en faveur d’une formulation des droits humains dans le traité et insistent, à juste titre, sur ce point. D’autres insistent sur les mécanismes de conformité et la responsabilité.
Le Geneva Global Health Hub (G2H2) ne nie évidemment pas que toutes ces questions sont importantes. Cependant, nous aurions aimé voir une discussion plus approfondie de la part des OSC sur l’approche globale de la négociation du traité et ses risques de pousser un agenda de sécurité sanitaire mondiale incontesté pour l’avenir, qui est un agenda aux mains de plusieurs intérêts privés (soins de santé, secteur pharmaceutique, haute technologie, etc.). Nous ne pensons pas que ce soit ce dont le monde a besoin. Selon nous, la négociation du traité de l’OMS sur les pandémies devrait permettre de s’attaquer aux principaux nœuds structurels tels que la justice financière et la capacité des pays à investir dans le renforcement des systèmes de santé et du personnel de santé. Nombreux sont ceux qui ne le peuvent pas dans les pays à faibles/intermédiaires revenus (PFR-PRI), en raison du piège de la dette et du mouvement incontrôlé des flux financiers illicites.
Nous ne pouvons pas continuer à traiter la santé comme une question médicale, nous devons insister fermement sur les liens étroits entre la santé et l’environnement, les finances, la répartition des richesses, les réglementations et la justice. La santé est une arène politique. L’OMS continue de la traiter comme une question technique et de nombreuses OSC le font aussi.
LS : La pandémie de Covid-19 est venue révéler les conséquences néfastes de la globalisation néolibérale, l’absence de coopération internationale digne de ce nom et les inégalités structurelles écrasantes au sein et entre les pays. Pensez-vous que cette pandémie, et les leçons qu’on peut en tirer, a contribué et contribue à la construction d’un système international plus démocratique, solidaire et équitable ?
N.D. : Le Covid-19 a été un magnifique pédagogue et la communauté internationale ne parle que des « leçons tirées » de la pandémie. Mais comme je l’ai dit plus haut, je ne vois pas encore, à ce stade, de volonté politique d’intervenir sur les politiques néolibérales qui caractérisent la mondialisation actuelle dans le but de la changer. En fait, alors que le Covid a déclenché par défaut des processus de démondialisation, l’objectif de la communauté internationale semble pousser à plus de mesures de mondialisation néolibérale d’une part, et à plus de guerre d’autre part. Je veux penser que nous traversons toujours un moment d’interregnum (interrègne). L’ancien cadre est révolu, le nouveau est encore à venir. Nous ne pouvons pas considérer comme acquis que le nouveau paysage sera meilleur, la plupart des sociétés veulent retrouver la vie telle qu’elles la connaissaient avant le Covid, et c’est à la fois compréhensible et problématique. En outre, les gigantesques acteurs économiques qui dirigent le monde s’adaptent aux nouveaux scénarios et les définissent de manière très explicite, avec la complicité aveugle des gouvernements. Le chemin vers la démocratie substantielle (et pas seulement formelle), la solidarité et l’équité sera très long. C’est pourquoi nous ne devrions pas nous livrer à des politiques mesquines maintenant, mais nous concentrer sur les nœuds systémiques cruciaux, afin de les ensemencer aujourd’hui, pour les générations futures.
LS : G2H2 travaille également sur la question de l’impunité des sociétés transnationales. Quelles solutions préconisez-vous pour réguler les activités de ces géants économiques, en particulier ceux actifs dans le secteur pharmaceutique, qui échappent à tout contrôle démocratique ?
N.D. : La nécessité de redéfinir la fonction et l’espace public pour réguler le secteur privé est l’énorme éléphant dans le salon. Il s’agit de la priorité absolue, ainsi que l’agenda de la justice financière que j’ai mentionné précédemment. Mais c’est aussi un immense défi, étant donné la cooptation des gouvernements que le Covid-19 a révélée, surtout en Europe, avec les entreprises pharmaceutiques, et également avec les entreprises multinationales de l’énergie et leurs pratiques fossiles polluantes. La capacité d’infiltration et d’influence des entreprises est immense, même en cas d’urgence mondiale, ce sont elles qui contrôlent le jeu, sans pratiquement aucune surveillance. C’est un problème énorme que le modèle de gouvernance multipartite permet et, d’une certaine manière, légitime.
Nous devons unir de manière créative les forces de tout le spectre de la société civile pour défier le chaos du modèle de gouvernance actuel, tout en remettant en question le modèle de développement mortifère que la pandémie n’a pas vaincu. Plus facile à dire qu’à faire, me direz-vous.
Bien sûr, la négociation complexe d’un traité contraignant visant à établir des règles convaincantes pour les sociétés transnationales en matière de droit international des droits de l’homme est essentielle. Mais c’est un parcours semé d’embûches, comme le CETIM le sait très bien.
Mais notre théorie du succès doit avoir une longue trajectoire. Et j’ai le sentiment que c’est un moment de défi pour nous aussi. Après la pandémie, nous ne pouvons pas simplement retourner dans les salles de l’ONU et nous asseoir avec les gouvernements, dont l’intention est de se mettre à l’écart avec le secteur privé plus facilement qu’avec tout autre acteur sociétal. Nous avons besoin que nos luttes soient rendues visibles. Je pense que l’arène de la santé a beaucoup à apprendre du mouvement pour la justice climatique, et il est temps d’y joindre nos forces.
En fin de compte, nous poursuivons tous les mêmes objectifs mais j’aimerais voir plus de courage d’oser !
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