La charte de l’ONU à l’épreuve de la militarisation des relations internationales – Interview d’Alfred de Zayas

Historien, juriste, écrivain, ancien secrétaire du Comité des droits de l’homme de l’ONU et ancien expert indépendant de l’ONU sur la promotion d’un ordre international démocratique et équitable

Lendemains solidaires : Depuis quelques années, les relations internationales se caractérisent par une militarisation sans précédent malgré la promesse de la Charte de l’ONU en 1945 de régler les conflits pacifiquement. Comment expliquez-vous cette conjoncture internationale ?

Alfred de Zayas : La Charte de l’ONU est claire. L’article 2(3) oblige les États à régler les différends par la voie diplomatique et par la négociation. L’article 2(4) interdit non seulement le recours à la force, mais aussi la menace. Hélas le trafic d’armes est très lucratif, et les producteurs d’armements ont de formidables lobbies qui exercent un pouvoir anti-démocratique dans la plupart des gouvernements occidentaux. Pour la plupart des gens, la guerre est une horreur. Pour l’industrie des armements comme Lockheed/Martin, Raytheon, Boeing, la guerre est une mine d’or.

Pour la plupart des gens, la guerre est une horreur. Pour l’industrie des armements comme Lockheed/Martin, Raytheon, Boeing, la guerre est une mine d’or.

Pourtant, en 1989 on avait de bonnes raisons d’être optimiste. Moi-même, j’avais beaucoup d’espoir pour l’humanité : l’Union Soviétique ne voulait plus de confrontation, ne voulait plus de guerre froide. Le rideau de fer est tombé. Le mur de Berlin a disparu. Le Président des EEUU George H.W. Bush et son Secrétaire d’État James Baker ont promis à Mikhail Gorbatchev, que l’OTAN ne bougerait pas vers l’Est. En 1991 le Pacte de Varsovie a été dissout.

Finalement on avait une possibilité réaliste de désarmement pour le développement. Je rêvais du désarmement au service du développement. Le désarmement aurait pu être une priorité pour la communauté internationale, en passant par l’arrêt de la fabrication et du stockage des armes, en particulier des armes de destruction massive, et accompagné d’une importante réduction du commerce des armes. La diminution des budgets militaires aurait pu permettre de favoriser le développement durable, d’éradiquer l’extrême pauvreté, de s’attaquer aux problèmes mondiaux, y compris les pandémies et les changements climatiques et d’éduquer et de socialiser les jeunes dans le sens de la paix, de la coopération et de la solidarité internationale.

C’était un espoir raisonnable. Hélas, il existait toujours un ennemi redoutable, un danger mortel pour la paix et la sécurité du monde – le complexe militaro-industriel, soutenu par la grande finance internationale et par les médias. Il semble que le monde avait oublié l’avertissement du Président Dwight D. Eisenhower du 17 janvier 1961, qui avait signalé le danger pour la démocratie et l’État de droit que représentait ce complexe militaire-industriel et toute la corruption qu’il engendrait1. On n’a pas agi contre ce danger, et aujourd’hui le complexe militaro-industriel est devenu plus puissant que la démocratie. Il contrôle le parti Républicain ainsi que le parti Démocrate. Les États Unis et ses alliés sont condamnés à la guerre perpétuelle.

Oui, il y a eu quelques années de détente, une belle opportunité pour construire une architecture de sécurité pour le monde, une paix durable sur la base de la Charte des Nations Unies en tant que constitution mondiale. Le Président Bill Clinton a détruit cette possibilité en 1997 quand il a décidé d’élargir l’OTAN vers l’Est et de menacer la Russie. Le diplomate américain George F. Kennan2 a écrit une analyse dans le New York Times le 5 février 1997 (« A Fateful Error ») condamnant cette décision.

L.S. De nombreuses normes existent en droit international pour empêcher le recours à la force, de même concernant la régulation ou la restriction des armements, au vu des conflits en cours que pensez-vous du système actuel de maintien de la paix ?

A.d.Z. Du point de vue objectif, les lois et régulations nationales et internationales sont suffisantes. La prohibition du recours à la force est même une norme de jus cogens (droit contraignant). Pourtant il y a eu énormément de conflits depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et depuis le jugement de Nuremberg. Il y a la Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies 3314 avec la définition de l’agression3, l’article 5 du Statut de Rome de 19984, la définition de Kampala de 20105.

La prohibition du recours à la force est une norme de jus cogens (droit contraignant).

En 1976 le Pacte International relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) est entré en vigueur. Son article 20 stipule : « 1. Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi. 2. Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi. »

Le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies a adopté l’observation générale N° 14 sur l’article 6 (droit à la vie), qui stipule : « 4… Il est évident que la conception, la mise à l’essai, la fabrication, la possession et le déploiement d’armes nucléaires constituent l’une des plus graves menaces contre le droit à la vie qui pèsent aujourd’hui sur l’humanité. Cette menace est aggravée par le risque d’une utilisation effective de ces armes, non pas seulement en cas de guerre, mais aussi par suite d’une erreur ou d’une défaillance humaine ou mécanique… […] 6. La fabrication, la mise à l’essai, la possession, le déploiement et l’utilisation d’armes nucléaires devraient être interdits et qualifiés de crimes contre l’humanité. »6

En 1970 Le Traité pour la non-prolifération des armes nucléaires7 est entré en vigueur ; en 2021 le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires8 (voir à ce propos l’interview de Pauline Schneider dans ce numéro). L’Assemblée générale des Nations Unies et même le Conseil de Sécurité ont adopté des centaines de résolutions sur la paix.

Ce qui manque est la dimension subjective, ce que l’on appelle bona fide, la volonté d’appliquer les lois de bonne foi, sans préférences ou « exceptionalism9 ». Il nous faut une culture de la paix, comme décrit dans la Déclaration de l’UNESCO10, mais nos gouvernements cherchent le conflit, la provocation, l’escalade.

L.S. Vous incitiez dès 2014 les États à être plus transparents sur les budgets militaires et à les réduire au profit des dépenses sociales. Comment remettre cet impératif à l’ordre du jour ? quels sont ou seraient les moyens de pression pour contrer cette militarisation croissante ?

A.d.Z En fait, j’ai fait des propositions concrètes pour une conversion des économies militaires en économies de sécurité humaine, afin de pouvoir atteindre les objectifs de développement du millénaire11, et depuis 2015 les ODD12. Dans mon rapport de 2014 au Conseil des Droits de l’Homme13, j’ai proposé entre autres :

« Les États devraient régulièrement rendre compte au Conseil des droits de l’homme de leurs dépenses militaires et les comparer avec les dépenses pour l’éducation, les services de santé et l’administration de la justice, entre autres. Ils devraient veiller à ce que ces dépenses soient examinées dans le cadre du mécanisme d’Examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme et il devrait être recommandé aux gouvernements de consacrer une plus grande part de leurs budgets à la promotion des droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux, et de faire des propositions concrètes pour remplacer le paradigme militaire par le paradigme de la sécurité humaine. Les dépenses militaires engagées par les États dans les zones de conflit et dans les territoires qui font l’objet d’un différend international donnant lieu à la confiscation de territoires et à l’exploitation des ressources de peuples vivant sous un régime de colonisation ou d’occupation devraient également être examinées dans le cadre de l’Examen périodique universel. Chaque année, les États devraient présenter au Secrétaire général des renseignements sur leurs dépenses militaires au titre du dernier exercice budgétaire, conformément à la résolution 66/20 de l’Assemblée générale.

Les États devraient prendre l’initiative d’informer leur population sur les dépenses militaires et encourager la participation du public à la définition des priorités budgétaires. Ils ne devraient pas dissimuler les dépenses militaires en les affectant à d’autres secteurs, comme le « renseignement », les activités de « recherche et développement » ou l’« énergie». Les fonds secrets, les caisses noires et les fonds de réserve doivent être réglementés par les parlements. »

Et concernant la société civile, j’ai proposé :

« La société civile et les institutions nationales des droits de l’homme devraient exiger la participation du public relativement à la politique de défense et à l’acquisition de matériel militaire et en ce qui concerne l’établissement du budget national, et encourager la réaffectation des dépenses militaires en faveur des besoins environnementaux et sociaux prioritaires, notamment dans les domaines des changements climatiques et des inégalités de revenus. Elles devraient aussi préconiser la conversion de la production militaire en production civile et proposer des stratégies visant à créer des emplois dans les industries non militaires. La société civile et les institutions nationales des droits de l’homme devraient exiger des représentants de l’État qu’ils fassent preuve de transparence et rendent des comptes en ce qui concerne la politique fiscale et budgétaire. »

L.S. Comment mettre en œuvre concrètement les décisions de la Cour internationale de Justice (CIJ)et de la Cour Pénale internationale (CPI) concernant la Palestine ?

A.d.Z. Bien que les décisions de la CIJ soient contraignantes en droit international, les Nations Unies n’ont pas de mécanismes effectifs pour leur mise en œuvre. Le Conseil de Sécurité est bloqué par le droit de veto des États-Unis. Dans cette situation, l’Assemblée générale (AGNU) doit adopter une Résolution type « Uniting for Peace » comme elle a pu le faire dans le cas des guerres en Corée et au Congo. En principe l’AGNU a le droit de voter l’expulsion d’Israël des Nations Unies selon l’article 6 de la Charte, qui stipule : « Si un membre de l’Organisation enfreint de manière persistante les principes énoncés dans la présente Charte, il peut être exclu de l’Organisation par l’Assemblée générale sur recommandation du Conseil de sécurité. » Bien sûr dans un tel cas les États-Unis utiliseraient le veto pour empêcher l’expulsion d’Israël, mais il y aurait quand même une valeur symbolique forte. Une chose est dans le pouvoir de l’AGNU, à savoir retirer l’accréditation des diplomates israéliens, comme elle l’a fait avec les diplomates de l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid en 197414. Dans le cas de Gaza il ne s’agit pas seulement d’une situation d’apartheid, mais de surcroît d’un gigantesque génocide. Par la suite, Israël devrait être exclu des autres organisations internationales, comme cela a été le cas avec l’Afrique du Sud.15

Si un membre de l’Organisation enfreint de manière persistante les principes énoncés dans la présente Charte, il peut être exclu de l’Organisation par l’Assemblée générale sur recommandation du Conseil de sécurité. (art. 6 de la Charte de l’ONU)

Les États-Unis et plusieurs États de l’Union Européenne sont complices dans le génocide, selon l’article III e de la Convention sur la Prévention et Répression du Crime de Génocide16. Ils prodiguent un soutien militaire, politique, économique, diplomatique et propagandiste à un État voyou, qui depuis des années mène une politique d’épuration ethnique contre les Palestiniens. Si la majorité des États au niveau mondial – en Amérique Latine, Afrique et Asie – rompaient toutes relations commerciales avec Israël, si une centaine d’États rompaient aussi les relations diplomatiques avec lui, alors il deviendrait clair pour Israël qu’il faut arrêter le génocide. Une intervention militaire pourrait être envisagée selon la doctrine de la Responsabilité de protéger17. Le génocide à Gaza constitue un cas emblématique pour l’application de cette responsabilité.

L.S. On observe un regain de la propagande de guerre dans les pays occidentaux, un usage extrêmement répandu de la rhétorique guerrière infiltrant divers pans de nos sociétés. Comment y faire face ?

A.d.Z. Il s’agit d’une dégringolade de notre civilisation. Les pays occidentaux sont en train de détruire le droit international que nous connaissons. Ils agissent contre la Charte de l’ONU et contre plusieurs dispositions du Pacte International relatif aux droits civils et politiques18, et non seulement contre l’article 20 du Pacte. Les médias sont complices dans le génocide selon l’article III c de la Convention sur la Prévention et Répression du Crime du Génocide. Que faire ? Sortir dans la rue et manifester – chaque jour ! Écrire à Antonio Guterres et demander une condamnation explicite des pays occidentaux. Le seul espoir reste dans notre faculté de résister.

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NOTES

1 https://www.archives.gov/milestone-documents/president-dwight-d-eisenhowers-farewell-address

2 https://www.nytimes.com/1997/02/05/opinion/a-fateful-error.html

3 https://documents.un.org/doc/resolution/gen/nr0/740/75/pdf/nr074075.pdf

4 https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/2024-05/Rome-Statute-eng.pdf

5 https://brill.com/view/journals/nord/81/2/article-p227_5.xml

6 https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=INT%2FCCPR%2FGEC%2F4723&Lang=en

7 https://www.un.org/fr/conf/npt/2015/pdf/text%20of%20the%20treaty_fr.pdf

8 https://treaties.un.org/doc/Publication/MTDSG/Volume%20II/Chapter%20XXVI/XXVI-9.fr.pdf

9 https://www.counterpunch.org/2024/09/25/exceptionalism-and-international-law/

10 https://digitallibrary.un.org/record/285677?v=pdf

11 https://www.mdgmonitor.org/millennium-development-goals/

12 https://sdgs.un.org/goals

13 https://documents.un.org/doc/undoc/gen/g14/087/31/pdf/g1408731.pdf §69,70,79 et 80.

14https://www.nytimes.com/1974/11/13/archives/south-africa-is-suspended-by-un-assembly-9122-un-session-barssouth.html

15https://portal.africa-union.org/DVD/Documents/DOC-OAU-DEC/CM%20Res%20917%20(XXXVIII)%20_E.pdf

16 https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide

17N.d.l.e. Il s’agit d’une doctrine instrumentalisée par les États-Unis et leurs alliés afin de justifier leurs interventions militaires, pour des motifs « humanitaires », à l’égard de gouvernements hostiles à leurs intérêts, voir à ce propos, Responsabilité de protéger: progrès ou recul du droit international public ? éd. CETIM, Genève, 2013, https://www.cetim.ch/responsabilite-de-proteger-progres-ou-recul-du-droit-international-public/

18https://www.eods.eu/library/UN_ICCPR_1966_FR.pdf

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