Interdire la nourriture aux affamé·es

A juste titre, les enfants s’étonnent d’une contradiction évidente dans les sociétés capitalistes : des magasins remplis de nourriture mais des gens affamés dans les rues

C’est une question d’une importance énorme qui se dissipe dans le brouillard de l’ambivalence morale. En effet, diverses explications sont utilisées pour embrouiller les jeunes esprits. La théorie la plus déconcertante est que les personnes affamées ne peuvent pas manger parce qu’elles n’ont pas d’argent et que, d’une manière ou d’une autre, cette absence d’argent – la plus mystique de toutes les créations humaines – est une raison suffisante pour laisser les gens mourir de faim.

N’est-il pas stupéfiant que, nous, êtres humains, ayons recours à des forces de police et à la violence pour défendre la nourriture contre les affamé·es ? L’un des premiers reportages journalistiques de Karl Marx1 relatait la violence à l’encontre des paysan·nes de Rhénanie qui ramassaient du bois tombé pour alimenter leurs feux. Les paysan·nes, écrivait Marx, connaissaient le châtiment – y compris la mort – mais ils ne connaissaient tout simplement pas le crime. Pour quelle raison étaient-ils et étaient-elles battu·es et tué·es ? La collecte de bois tombé sur le sol forestier ne peut être considérée comme un acte criminel, pas plus que le besoin fondamental des personnes affamées de chercher de la nourriture. Et pourtant, dans nos sociétés qui privilégient les hiérarchies de classe, la richesse sociale est confisquée au profit d’institutions de plus en plus répressives, que ce soit au sein de la police ou de l’armée.

On pourrait penser qu’en pleine pandémie, lorsque l’emploi s’effondre et que la faim augmente, la richesse sociale soit utilisée pour endiguer la famine. C’est méconnaître le fonctionnement des sociétés basées sur la hiérarchie des classes. Pire encore : selon le rapport conjoint de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et d’autres agences des Nations Unies publié en juillet 20212, la faim dans le monde, tendanciellement en baisse avant 2014, a considérablement augmenté et ce, de manière exponentielle depuis le grand confinement lié au Covid-19.

On pourrait penser qu’en pleine pandémie, lorsque l’emploi s’effondre et que la faim augmente, la richesse sociale soit utilisée pour endiguer la famine. C’est méconnaître le fonctionnement des sociétés basées sur la hiérarchie des classes.

Environ trois milliards de personnes ne peuvent pas se permettre une alimentation saine en raison d’une brève ouverture des entrepôts de nourriture et d’une distribution éphémère des aides alimentaires. Lorsque les gens, affamés, descendent dans la rue pour réclamer de la nourriture ou pour défendre leurs droits, ils doivent le plus souvent affronter la répression étatique.

Étude de cas : La « politique du sang » en Afrique du Sud

En août 2020, l’institut de recherche sociale Tricontinental a publié un texte puissant3 qui démontre un fait douloureux : les institutions étatiques violentes qui ont germé durant l’apartheid se sont perpétuées au sein de l’État sud-africain post-apartheid. « Pendant la transition », écrivent les auteur·trices de ce dossier, « une lutte menée par des millions de personnes pour la construction d’un pouvoir démocratique populaire et de formes participatives de démocratie s’est réduite aux élections, aux tribunaux, à une presse commerciale libre et à la substitution d’ONGs, désormais qualifiées de ‘société civile’, pour toutes formes d’organisations populaires démocratiques. »

Après l’apartheid, les formes indépendantes d’auto-organisation et les revendications populaires pour des formes de démocratie plus participatives ont souvent été criminalisées. La situation s’est détériorée à tel point, affirment les auteurs, qu’en Afrique du Sud, « la police tue des gens, pour leur grande majorité appauvris et noirs, à un taux par habitant trois fois plus élevé qu’aux États-Unis. » Les chiffres sont stupéfiants, l’étendue de la violence, choquante.

En Afrique du Sud, la répression contre les organisations populaires – syndicats et représentant·es d’habitant·es des bidonvilles – n’a pas diminué pendant la pandémie. Près de 300 000 personnes ont été arrêtées et les rassemblements publics, interdits. Les organisations populaires ont par conséquent eu du mal à élaborer une résistance contre la brutalité de la violence étatique. En atteste l’exemple de Durban, grande ville côtière où les mouvements des habitant·es des bidonvilles – Abahlali baseMjondolo – ont mené des occupations de terres et ont dû faire face, avec les habitant·es de ces nouvelles colonies, à la violence du gouvernement local.

Autre exemple : le 28 juillet 2020, la municipalité dirigée par l’African National Congress (ANC) a attaqué les occupant·es d’eKhenana, un quartier populaire historique de la classe ouvrière situé à Cato Manor. Dans ce quartier, des femmes comme Dorothy Nyembe et Florence Mhize avaient organisé le soulèvement contre l’État d’apartheid, une idée qui commençait à gagner du terrain au sein du mouvement de l’ANC. Un passé oublié depuis que l’État – malgré les décisions de la justice – expulse violemment les habitant·es de leurs maisons, de leur projet d’agriculture urbaine et des coopératives qui leur conféraient une souveraineté alimentaire.

Pour rappel, les occupant·es d’eKhenana arboraient le drapeau d’Abahlali1 et, dans le cadre de sa philosophie de solidarité internationale, celui de leurs compagnons du mouvement des travailleur·euses sans terre du Brésil (MST). Dans ce pays, en août 2020, l’État avait violemment attaqué la communauté de Quilombo Campo Grande. Après avoir résisté durant 60 heures contre la police militaire, les occupant·es de la communauté ont dû se retirer en perdant tout ce qu’ils et elles avaient construit.

1 Mouvement d’habitant·es de bidonvilles formé en 2005 qui s’est illustré par des occupations de terres, la mise en place de collectifs et de campagnes contre les expulsions, la xénophobie et en faveur de logements publics. 

Notes

1  Karl Marx, « Débats sur la loi relative au vol du bois », Rheinische Zeitung, octobre-novembre 1842.

2  FAO, FIDA, OMS, PAM et UNICEF, 2021. L’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde. Transformer les systèmes alimentaires pour que la sécurité alimentaire, une meilleure nutrition et une alimentation saine et abordable soit une réalité pour tous. Rome, FAO.

3 Tricontinental : Institute for social research, “The Politic of Blood”: Political Repression in South Africa, Dossier n°31, août 2021.

4 Mouvement d’habitant·es de bidonvilles formé en 2005 qui s’est illustré par des occupations de terres, la mise en place de collectifs et de campagnes contre les expulsions, la xénophobie et en faveur de logements publics. 

Vous trouverez plus d’informations sur la souveraineté alimentaire dans le premier numéro de Lendemains solidaires

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