L’urbicide dans le processus du génocide

Le concept d’« Urbicide », utilisé à partir des années 1990, désigne la destruction d’une ville « non en tant qu’objectif stratégique, mais en tant qu’objectif identitaire »1. Selon François Grünewald, directeur général et scientifique de l’organisation Urgence Réhabilitation Développement, l’urbicide s’opère lorsqu’il y a une volonté délibérée de s’attaquer pour des raisons politiques, religieuses, sociales, culturelles et économiques à une population ainsi qu’à son environnement bâti. Dans son article, le professeur Bülent Batuman dénonce une volonté de détruire non seulement la ville, mais aussi tout son écosystème, ses infrastructures, ses habitations et sa population, considérant cela comme un processus d’ensemble de destructions génocidaires simultanées. Dans ce contexte de destructions systématiques, une ville transformée en camp de concentration voit son environnement en béton armé déconstruit et déformé, devenant un instrument amplifiant l’intensité de la puissance destructive.

A Gaza, le monde entier constate une volonté de détruire : la ville, ses infrastructures, ses habitations, sa population, son environnement… c’est tout un écosystème qui est visé, et rien n’est épargné. Dans la mesure où la ville se voit transformée en camp de concentration, la destruction systématique de cet environnement bétonné constitue un moyen de pression démultipliant l’intensité de la force dévastatrice de cette opération.

À ce titre, nous ne pouvons considérer le bombardement par Israël de l’hôpital Baptiste Al-Ahli à Gaza, dans la nuit du 17 octobre 2023, comme un massacre ordinaire. Cette attaque, de même que la manière dont les 500 personnes sont mortes, ensevelies sous décombres, s’inscrivent dans une pratique systématique et structurelle dans laquelle l’urbanisation est livrée à une logique de destruction en continu. Une nouvelle, si ce n’est une dernière phase stratégique de la violence coloniale.

L’expansionnisme israélien qui fait partie intégrante de ce nouveau modèle colonial en incarne une des formes les plus brutales, notamment depuis le milieu du XXe siècle. Pour mieux comprendre, il est essentiel de se pencher sur les temps qui l’ont précédé. Du XVIe au XIXe siècle, la ville de Gaza est la capitale du Sanjak de Gaza, une subdivision de la province de Damas dans l’Empire ottoman. Au début du XIXe siècle, la ville est plus grande que Jérusalem et, étant située sur la route reliant l’Égypte et le Levant, elle a longtemps été une importante plaque tournante de commerce.

Sous le mandat britannique, de nouveaux quartiers développés entre la vieille ville et la côte lui font perdre son arrière-pays agricole. De plus, de nouvelles implantations apparaissent dans la ville après la Nakba de 1948 : les camps de réfugiés. Installés à la périphérie de la ville et destinés à n’être que temporaires, ils participent à l’extension démographique et géographique de la ville. Alors que Gaza se développe, elle se voit séparée de la Cisjordanie selon le plan de partition de l’ONU pour devenir le principal centre du territoire isolé, donnant finalement son nom à toute la bande de terre. Ce territoire tiraillé sera soumis à plusieurs occupations : l’Égypte, immédiatement après la Nakba, et Israël, suite à la guerre des 6 jours de 1967, qui inaugure une nouvelle ère de domination coloniale pour la ville.

Le béton : un outil de construction

Considéré comme l’invention moderne la plus efficace offerte à l’architecture et au monde, le béton armé a rapidement été perçu comme un remède au problème du logement. Une perception entretenue par le caractère bon marché du matériau ainsi que par la faible qualité de la main-d’œuvre qu’il requiert et la rapidité de sa production. A Gaza, c’est également le matériau auquel on a eu recours pour résoudre le problème du logement des réfugié·es. Cependant, avec l’occupation israélienne, la fonction du béton a commencé à évoluer.

D’un côté, la durabilité de ce matériau confère aux camps de réfugiés, censés être temporaires, une permanence problématique. De l’autre, en tant que puissance coloniale, Israël est motivé par l’ambition d’exploiter économiquement les territoires occupés. La main-d’œuvre palestinienne fournit à son marché une source de main-d’œuvre à bas coût. Parallèlement, le nombre de travailleurs palestiniens dans le secteur de la construction à Gaza diminue rapidement au profit de la construction des villes israéliennes.

En principe, cette situation aurait dû profiter à Gaza, que ce soit en termes de matériaux, de compétences ou de savoir-faire. Cependant, contrairement à la Cisjordanie, Gaza ne dispose pas de production de gravier et dépend d’Israël pour se procurer du ciment. Afin d’utiliser cette dépendance comme outil de domination, le gouvernement israélien a ainsi limité les importations de ciment et en a contrôlé la production sur le marché palestinien. L’aménagement de l’environnement bâti à Gaza est ainsi entièrement passé sous contrôle de l’administration coloniale. À ce titre, la construction d’un port commercial moderne n’a, par exemple, jamais été permise.

En 1979, Israël et l’Égypte concluent un traité de paix qui met fin à l’occupation israélienne de la péninsule du Sinaï, mais qui établit une nouvelle frontière traversant le centre de Rafah. Cette division sépare des familles, des propriétés et des terres. D’un autre côté, elle donne naissance à une nouvelle réalité architecturale dans la région : les tunnels qui relient les quartiers de Rafah de part et d’autre de la frontière et prennent rapidement l’apparence de voies d’évacuation, notamment lorsque Israël commence à isoler la bande de Gaza après le processus d’Oslo, dans les années 90.

Par la suite, la seconde Intifada (années 2000) ainsi que le blocus israélien sur Gaza, suite à la prise de contrôle par le Hamas en 2007, amènent à une utilisation intensive de ces tunnels, dont certains, ouverts vers l’Égypte, permettent l’approvisionnement du territoire en médicaments, en nourriture et, bien sûr, en armes.

D’abord rudimentaires, les tunnels évoluent vers des structures solides et durables, utilisées à des fins de résistance. Ils deviennent des cibles militaires et sont progressivement renforcés avec du béton armé afin de pouvoir résister aux bombardements. Cependant, en 2013, le nouveau président égyptien Sissi fait détruire les points de sortie égyptiens des tunnels afin de limiter leur utilisation à la frontière israélienne. Dès lors, le territoire gazaouie se trouve bloqué à la fois par la frontière terrestre et par la mer. Profitant cependant du fait que le sol gréseux soit propice au creusement, la résistance palestinienne se replie 30 mètres sous terre, donnant naissance à un réseau de tunnels appelé « métro » par l’armée israélienne.

Le béton : un outil de destruction

Bien que les bombardements aériens de 2008, 2009, 2012, 2014 et surtout de 2021 aient délibérément visé les tunnels, ces derniers ont à chaque fois été construits plus profondément et plus solidement. À ce titre, le bombardement de 2021 a été particulièrement frappant. Prétextant une fausse opération terrestre, l’armée israélienne attaque les militants du Hamas réfugiés dans les tunnels avec des bombes capables de détruire des bunkers, dans un mépris total de la ville et des civil·es gazaouites.

Bien que le terme « urbicide » ne soit pas à l’origine lié aux contextes de guerre, il a été employé pendant le conflit en Bosnie (1992-1995) pour décrire les dommages infligés à l’environnement urbain par les opérations militaires. Pour la première fois dans les temps modernes, le paysage urbain lui-même a été la cible d’une agression irrationnelle et excessive, sans objectif militaire significatif. Au fil des années qui ont suivi, le concept d’« urbicide » a continué à être débattu au fur et à mesure que les villes ont subi des destructions militaires de plus en plus importantes. Aujourd’hui, ce terme est employé pour décrire la destruction ciblée et systématique des espaces urbains aménagés dans le but de détruire le tissu social et culturel d’une communauté visée. Il va sans dire qu’à partir des années 2000, Israël a présenté les exemples les plus flagrants et les plus désastreux d’urbicide. Jénine, Naplouse et Beyrouth sont les exemples les plus mémorables de cette période. Dans ces épisodes destructeurs, l’armée israélienne s’est employée à militariser tous les éléments de la construction civile : les bulldozers sont devenus des véhicules militaires, les murs sont venus déchirer les quartiers et les réflexions sur les théories architecturales ont même été interprétées comme des guides de destructions urbaines.

Nous assistons aujourd’hui à une nouvelle phase stratégique des conflits armés. Le concept d’urbicide ne suffit pas à expliquer ce qui se déroule actuellement à Gaza. Considérer le béton comme un moyen de construction qui s’oppose à la destruction est futile. Il est impératif de reconnaître que la ville devient désormais un instrument de destruction et le béton une arme mortelle. Dès lors, on ne peut plus considérer le génocide et l’urbicide comme des notions distinctes : il serait désormais plus pertinent d’intégrer l’un directement à l’autre. À l’heure actuelle, les habitant·es de Gaza – hommes, femmes, vieillards et enfants – sont écrasé·es par les structures en béton dans lesquelles ils se réfugient en cherchant désespérément à survivre. Démolies à plusieurs reprises mais obstinément reconstruites, leurs maisons s’écroulent désormais sur eux comme un tombeau. Sous les yeux du monde entier, l’environnement urbain est livré à une logique militaire de violence coloniale sans précédent qui transforme la ville en un site de destruction massive, faisant d’elle un cimetière à ciel ouvert.

1 Source : GéoConfluences-Ressource de Géographie pour les enseignant·es.

Vous trouverez plus d’informations sur l’urbanisation et le droit de cité dans Lendemains solidaires no 4

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