Le néolibéralisme et la production sociale de l’habitat ou pourquoi l’objectif de développement durable n° 11 ne sera pas atteint en 2030
Le 11e objectif de développement durable suggère des solutions aux problèmes de logement et aux services urbains avant 2030. Cet objectif, comme les 16 autres, ne sera de loin pas atteint en 2030, ni en 2050. Voici pourquoi.
Les politiques de logement, prises comme éléments des politiques économiques, sont vitales pour l’organisation socio-économique de toute société. Les gouvernements peuvent jouer le rôle de promoteur immobilier (construction de logements), de gestionnaire du secteur du logement, de régulateur ou simplement celui de spectateur, comme c’est le cas dans de nombreux pays qui ont adopté l’économie de marché.
Avant tout, la financiarisation du logement, qui a des conséquences réelles pour les classes ne possédant pas leur logement, traite le terrain et l’environnement bâti comme des actifs financiers dans lesquels des personnes fortunées et/ou institutions financières peuvent investir à des fins lucratives. En plus de spéculer sur le marché boursier, les investisseurs placent leur argent dans divers produits immobiliers, tels que le logement. En conséquence, la valeur sociale intrinsèque de ce dernier est subordonnée à sa valeur d’échange, devenant ainsi une nouvelle frontière pour l’accumulation du capital de Genève à São Paulo, de Nairobi à Moscou.
L’investissement dans l’immobilier est dominé par des fonds d’investissement privés, des fonds de placement immobilier (FPI), des compagnies d’assurance, des caisses de retraites, etc., aussi appelés « global corporate landlords » (entreprises propriétaires au niveau mondial). Leurs portefeuilles comprennent des immeubles accaparés dans les banlieues des villes du Nord et des blocs de logements sociaux avec des locataires à faible revenu à la périphérie des métropoles du monde entier. Dans les deux cas, leur rendement dépend de la spéculation, c’est-à-dire qu’il s’appuie soit sur la revente des logements à des prix plus élevés, soit sur l’augmentation des loyers qui peut mener à l’expulsion des familles financièrement vulnérables. D’autre part, les locataires peuvent devenir complètement impuissants lorsqu’une entreprise (parfois internationale) gère leur logement à la place d’un organisme public. Les entreprises de l’économie numérique sont également impliquées dans l’expansion mondiale de la financiarisation du logement.
Les objectifs de développement durable n’ont aucune mesure ou proposition pour freiner ce processus d’accumulation et de dépossession dans l’optique de créer des villes durables ou de lutter contre la pauvreté urbaine. Cependant, la réduction du nombre de logements sociaux favorisant la pénurie, l’assouplissement, l’élimination ou le refus des réglementations en matière de contrôle des loyers fait grimper les prix du logement. C’est un autre moyen d’enrichissement sur lequel la version néolibérale du développement durable reste muette. De surcroît, la privatisation des terrains publics et des logements est une politique courante dans le cadre des politiques néolibérales actuelles, rendant les biens publics accessibles aux investisseurs privés et s’inscrivant ainsi dans un objectif plus large de financiarisation. Certaines institutions publiques facilitent également les conditions d’exploitation (ou de spéculation) de ces entreprises et favorisent la propriété des personnes solvables plutôt que le droit au logement.
Le marché du logement est aussi important pour l’accumulation du capital en raison du rôle central qu’il a joué dans la crise financière de 2007-2008. Un certain nombre d’économistes ont souligné le rôle « substantiel » joué par le secteur immobilier dans le déclenchement de ladite crise financière ainsi que dans les réactions à celle-ci. L’éclatement de la bulle immobilière de la crise financière était fortement lié à l’effondrement des marchés des subprimes (aux États-Unis notamment)1.
La déréglementation financière et le traitement fiscal généreux
Les politiques gouvernementales de déréglementation financière et de traitement fiscal généreux des investissements, en particulier l’endettement négatif et les réductions d’impôt sur les gains en capital, ont conduit à des tensions sur le logement et à la crise actuelle de l’abordabilité du logement dans la plupart des pays du Nord, mais également dans les métropoles du Sud. La tension liée au logement est définie comme des coûts de logement représentant au moins 30 % du revenu des ménages appartenant aux 40 % les plus pauvres2. Cette tension, qui est délibérément fabriquée par les dominants du marché foncier de façon à ce que la croissance des prix des logements dépasse de loin l’augmentation des salaires, creuse les inégalités sociales en matière de droit au logement. Ces pressions, ainsi que d’autres facteurs tels que la sous-offre chronique écartent les personnes et les familles de l’accès à la propriété, les poussant vers la location privée qui n’est pas toujours à leur portée en raison du prix élevé des loyers. Quant aux logements sociaux, leur rareté laisse de nombreuses personnes dans la nécessité sur les listes d’attente.
À l’échelle internationale, les inégalités en matière d’accès à un logement abordable démontrent également la marchandisation de ce secteur. La monétisation de toutes les valeurs sociales entrave le droit au logement. Il y a lieu d’analyser et de s’inspirer de la nouvelle loi espagnole (avril 2023) qui autorise les municipalités à augmenter l’impôt foncier jusqu’à 150 % pour les logements inoccupés pendant plus de deux ans3.
Le rêve de plus en plus irréalisable d’accession à la propriété de son logement domine également les pays du sud de l’Europe. Sa croissance est liée à l’augmentation des loyers privés qui pousse les ménages à recourir aux banques et à emprunter pour acheter un logement. Dans ces pays, l’accession à la propriété est ainsi principalement basée sur les hypothèques. Au cours des dernières décennies de crises financières et de politiques d’austérité dans des pays tels que l’Espagne, le Portugal, la Grèce, l’Italie et Malte, cette situation s’est traduite par des saisies immobilières et une augmentation du nombre des sans-abris parmi les catégories endettées de la population.
Unique piste pour les villes durables : la production sociale de l’habitat
La production sociale de l’habitat postule la capacité des communautés locales à produire et gérer le territoire comme une ressource partagée. La gouvernance est construite du bas vers le haut : du bâtiment « coopératif » en passant par l’échelle du quartier – avec ses espaces communs et ses infrastructures de proximité – jusqu’à l’échelle de la ville. La production sociale de l’habitat englobe le processus ainsi que le produit qui résulte de l’initiative collective des personnes de construire leur propre habitat. Par des processus de production sociale, les personnes concernées dessinent, planifient, mettent en place et préservent les espaces vitaux et les composants urbains, apportant des solutions aux problèmes qui surgissent de leurs conditions de vie (voir l’article sur le Venezuela page 33).
La production sociale de l’habitat nécessite le respect du droit des peuples de disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles qui est reconnu en droit international de droits humains. Ce droit est ignoré par les objectifs de développement durable. En effet, les objectifs représentent des souhaits, des accords, des arguments, des intérêts et des définitions consensuelles. Un droit par contre est inaliénable. Un objectif pourrait être inatteignable, inapplicable, modifiable sans que les Etats rendent des comptes, sans responsabilisation, sans contraintes. Faire valoir un droit des peuples par contre ne requiert pas le consensus ou le consentement des puissants selon leurs intérêts. Sa violation doit impliquer des sanctions.
Les intérêts des pouvoirs néolibéraux façonnent les configurations sociales et politiques ainsi que les environnements urbains dans lesquels nous vivons en enrichissant les potentats immobiliers et en détruisant les conditions de la production sociale de l’habitat.
Par conséquent, le onzième objectif de développement durable qui propose des solutions à la pauvreté, aux problèmes de logement et aux services urbains avant 2030, dans la rubrique « Villes durables » ne sera pas atteint, car cet objectif ne tient compte ni du droit à la cité ni du droit au développement autodéterminé. La production sociale de l’habitat n’est donc compatible ni avec la domination du secteur privé ni avec la spéculation immobilière.
Encadré : Les cibles de l’objectif de développement durable n° 11 :
Faire en sorte que les villes et les établissements humains soient ouverts à tous, sûrs, résilients et durables
11.1. D’ici à 2030, assurer l’accès de tous à un logement et des services de base adéquats et sûrs, à un coût abordable, et assainir les quartiers de taudis.
11.2. D’ici à 2030, assurer l’accès de tous à des systèmes de transport sûrs, accessibles et viables, à un coût abordable, en améliorant la sécurité routière, notamment en développant les transports publics, une attention particulière devant être accordée aux besoins des personnes en situation vulnérable, des femmes, des enfants, des personnes handicapées et des personnes âgées.
11.3: D’ici à 2030, renforcer l’urbanisation durable pour tous et les capacités de planification et de gestion participatives, intégrées et durables des établissements humains dans tous les pays.
11.4. Renforcer les efforts de protection et de préservation du patrimoine culturel et naturel mondial.
11.5. D’ici à 2030, réduire considérablement le nombre de personnes tuées et le nombre de personnes touchées par les catastrophes, y compris celles d’origine hydrique, et réduire considérablement le montant des pertes économiques qui sont dues directement à ces catastrophes exprimé en proportion du produit intérieur brut mondial, l’accent étant mis sur la protection des pauvres et des personnes en situation vulnérable.
11.6. D’ici à 2030, réduire l’impact environnemental négatif des villes par habitant, y compris en accordant une attention particulière à la qualité de l’air et à la gestion, notamment municipale, des déchets.
11.7. D’ici à 2030, assurer l’accès de tous, en particulier des femmes et des enfants, des personnes âgées et des personnes handicapées, à des espaces verts et des espaces publics sûrs.
11.a: Favoriser l’établissement de liens économiques, sociaux et environnementaux positifs entre zones urbaines, périurbaines et rurales en renforçant la planification du développement à l’échelle nationale et régionale.
11.b. D’ici à 2020, accroître considérablement le nombre de villes et d’établissements humains qui adoptent et mettent en œuvre des politiques et plans d’action intégrés en faveur de l’insertion de tous, de l’utilisation rationnelle des ressources, de l’adaptation aux effets des changements climatiques et de leur atténuation et de la résilience face aux catastrophes, et élaborer et mettre en œuvre, conformément au Cadre de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe (2015-2030), une gestion globale des risques de catastrophe à tous les niveaux.
11.c. Aider les pays les moins avancés, y compris par une assistance financière et technique, à construire des bâtiments durables et résilients en utilisant des matériaux locaux.
1 Il s’agit des prêts immobiliers accordés par des institutions financières spéculatives à des ménages américains ayant des revenus modestes.
2 Le logement pèse de plus en plus dans le budget des ménages européens, Régis Bigot, Informations sociales, vol. 155, n° 5, 2009, pp. 14-23.
3 https://www.elmundo.es/economia/vivienda/2023/04/27/644a61cae4d4d8a97e8b45e7.html