L’actualité de la Déclaration d’Alma Ata et la primauté des déterminants sociaux de la santé
En 1978, à Alma Ata, au Kazakhstan, près de 3000 délégué·es de 134 pays et 67 organisations internationales ont pris part à la « Conférence internationale sur les soins de santé primaires » organisée par l’ONU. Les principes fondateurs qui ont été édictés lors de cette réunion au sommet sont toujours pertinents pour atteindre les objectifs de santé pour toutes et tous, d’autant plus qu’ils amènent les soins de santé à la portée de tout un chacun. Malgré le démantèlement des systèmes de santé depuis un demi-siècle et au beau milieu d’une crise multidimensionnelle, il existe aujourd’hui pour les mouvements sociaux un potentiel plus important qu’il y a 45 ans d’adopter une nouvelle stratégie et une plus grande gamme d’interventions ciblées.
La Déclaration adoptée lors de la conférence d’Alma Ata démontre l’importance de cet événement dans l’histoire de la santé publique. Elle se veut comme une déclaration universelle, audacieuse et axée sur les points essentiels visant à améliorer les déterminants sociaux de la santé : le refus des inégalités en matière de santé entre les classes sociales et entre les pays ; une technologie appropriée et équitablement mise à disposition des classes sociales exclues ; une opposition nette à l’élitisme médical ; une définition de la santé qui dépend de la situation socio-économique, pour établir les conditions de base permettant une bonne santé dans le cadre d’un Nouvel ordre économique international plus équitable.
Ce projet international identifie la pauvreté et l’inégalité comme déterminants majeurs des maladies et des morts prématurées, qu’elles soient épidémiques ou endémiques. A cette époque, la santé n’était pas encore un marché fructueux dont les big pharmas voulaient s’emparer. La couverture sanitaire sélective vendue par le business médical aux citoyen·nes est donc une régression importante par rapport à la perspective des soins de santé primaires.
En effet, le People’s Health Movement (PHM) et d’autres organisations luttant pour la justice sociale dans le domaine de la santé martèlent depuis des décennies que la santé des populations dépend largement de facteurs extérieurs aux services de santé, d’où la priorité accordée par le projet des soins de santé primaires (SSP) aux déterminants sociaux de la santé. En effet, les services de santé les plus performants ne peuvent pas améliorer significativement l’état de santé de toute une population si cette dernière n’a pas accès à de l’eau potable, à des systèmes sanitaires ou encore à de la nourriture adéquate. C’est tout le sens d’Alma Ata. Il est vrai que les soins de santé primaires sont un des éléments essentiels du projet « La Santé pour tous ».
Il est à noter que les big pharmas ont remplacé le terme « Coverage » (Couverture médicale universelle) par celui de « Care » (Soins), donnant un sens plus étroit au financement des services de santé et sapant ainsi les principes fondateurs d’Alma Ata. En effet, à partir des années 2000, les soins universels de santé sont devenus un programme dilué dans le temps, dont le but principal est de garantir un rôle central aux services de santé privés et à l’assurance maladie privée. Nous observons aujourd’hui le résultat catastrophique de ce changement.
Les objectifs d’Alma Ata n’ayant pas été élaborés à huis clos par un noyau d’idéologues doctrinaires et n’ayant pas été imposés à travers les mécanismes de domination, la déclaration qui en découle est un document consensuel qui garde sa pertinence historique et toute son actualité. Cependant, dès 1979, la fondation Rockefeller prétendit que la version globale des soins de santé primaires était trop coûteuse et irréaliste. Les groupes à risque devaient être « ciblés » avec des interventions sélectives et rentables. Cette nouvelle approche plus restrictive prit le nom de «soins de santé primaires sélectifs» (SPHC). Elle a ainsi soustrait aux soins de santé primaires un bon nombre de ses concepts clés, principalement l’accent mis sur le développement d’ensemble socio-économique et sur le besoin d’inclure tous les autres secteurs reliés à la santé.
En substance, les SPHC se sont principalement concentrés sur quatre interventions :
1) surveillance de la croissance des enfants ;
2) techniques de réhydratation orale ;
3) allaitement maternel ;
4) immunisation massive.
Au cours du XXe siècle, il est devenu clair que l’objectif de « la santé pour tous d’ici les années 2000 » ne serait pas atteint. Une partie des raisons peut se résumer comme suit :
– La logique de la croissance économique et la violence néolibérale des années 1970 et 1980 ont paralysé les mouvements sociaux défendant les principes de la déclaration d’Alma Ata.
– Sous la pression de l’offensive néolibérale et des programmes d’ajustement structurel imposés aux gouvernements, l’accent mis sur les SPHC et sur les « programmes verticaux », visant un bénéfice pour le secteur privé, a perturbé le développement d’une approche équitable des SSP prenant soin des individus, de leurs familles et des communautés qui en bénéficiaient.
– La stratégie des SSP a sous-estimé le pouvoir des multinationales pharmaceutiques et l’offensive pour la marchandisation des services hospitaliers dans le système de santé.
– Les pays du Sud n’avaient pas les ressources matérielles et organisationnelles pour former adéquatement les médecins et le personnel de santé, même si l’idée d’équipes multidisciplinaires de SSP était présente dans tous les documents.
– Un autre obstacle à la réalisation des objectifs d’Alma Ata était la conviction selon laquelle la réalisation des SSP était strictement liée au concept de solidarité. Cette valeur a subi des pressions dans les années 1980 et 1990. En effet, les migrations forcées, issues des guerres et de la pauvreté, ont érodé ce concept en tant que force motrice pour la réalisation des SSP.
– La disparition du «rideau de fer» en 1991 et la «guerre contre le terrorisme» depuis 2001, instrumentalisés politiquement par l’oligarchie néolibérale, ont promu les valeurs glorifiant l’État sécuritaire, l’individualisation et l’avidité contre l’intérêt public, l’égalité et le collectif.
– Ni la participation populaire ni l’implication des mouvements sociaux n’étaient à la hauteur de l’offensive néolibérale.
– Le rejet féroce du NOEI (Nouvel Ordre Économique International) qui menace directement les puissances occidentales. Et par conséquent, les inégalités entre pays et au sein de ces derniers ont augmenté d’année en année depuis les années 80. La dette, les échanges commerciaux très déséquilibrés, les paradis fiscaux, l’exploitation des ressources matérielles et humaines, les guerres interminables, l’ingérence incessante dans les politiques économiques des pays du sud, l’extractivisme des industriels des pays du Nord : ces transferts de richesse du Sud vers les pays du Nord ont sapé le NOEI, sans lequel, la Santé pour tous n’est tout simplement pas possible.
Les problèmes rencontrés par les mouvements sociaux, les gouvernements et les professionnel·les de la santé soutenant les SSP étaient énormes, surtout dans le contexte de la guerre froide. Cette situation a considérablement entravé l’impact souhaité par la Déclaration d’Alma Ata, en ce sens que la politique de la croissance économique était dominée par les politiques macroéconomiques et néolibérales.
Cela a eu pour effet, en particulier en Afrique, en Asie et en Amérique latine, la mise en œuvre de programmes d’ajustement structurel visant à réduire le déficit budgétaire en dévaluant les monnaies locales et en réduisant les dépenses pour les services publics. Ces programmes ont entraîné la suppression des subventions ainsi que la réduction des coûts dans le secteur de la santé et du nombre de médecins qui pouvaient être embauchés. De plus, le climat de la guerre froide a constitué un terrain ambivalent pour les pays dits non-alignés au début de la riposte néolibérale. Mais depuis la chute de l’Union soviétique, cette politique s’est énormément renforcée. On pourrait même argumenter qu’au moins pendant la guerre froide, les pays du Sud pouvaient jouer sur cette rivalité et améliorer, dans certains cas, leurs conditions, les États-Unis et l’Union soviétique se battant pour « aider » (à leurs manières respectives) les pays du Sud.
Le « déficit budgétaire » a été l’épouvantail instrumentalisé par les élites néolibérales afin de casser l’action publique et de redistribuer la richesse en faveur des plus riches.
L’analyse néo-classique macroéconomique, surtout en matière de déficit budgétaire, est une idéologie pure au service d’une classe parasite. Un déficit budgétaire peut être une indication que le gouvernement dépense mal, avec des politiques d’austérité dans la santé, l’éducation, les infrastructures sociales et matérielles, la création d’emplois durables et de logements abordables, l’environnement, etc., à tel point que les coupes budgétaires ne produisent pas la réduction des dépenses souhaitées. Si cela s’ajoute à l’allègement de la taxation sur le revenu du grand capital et des entreprises, l’instrumentalisation du déficit budgétaire péjore non seulement les déterminants sociaux de la santé, mais accentue aussi les inégalités et fragilise la viabilité et la solvabilité de la dette publique.
L’introduction de frais d’utilisation et l’encouragement à la privatisation des services de santé ont eu un effet négatif sur les classes populaires qui n’ont pas les moyens de payer pour ces services. La combinaison de ces facteurs a donc entraîné, en partie, la détérioration de la qualité du service fourni au niveau des soins primaires. Les personnes qui pouvaient se permettre un service privé ont eu recours aux services de santé offerts dans les soins secondaires ou tertiaires dont l’accès, dans la plupart des cas, était et est toujours inéquitable.
Les gouvernements fantoches ou corrompus dans les pays du Sud ont fait valoir que, tant que des soins de santé primaires complets ne pourront pas être mis à la disposition de tous, les services ciblés sur les maladies les plus importantes constituent l’intervention la plus efficace pour améliorer la santé d’une population. Les mesures suggérées comprennent: vaccination, réhydratation orale, allaitement et utilisation des antipaludéens. Cette approche sélective a été considérée comme étant plus faisable, mesurable, rapide et moins risquée, puisqu’elle retirait à la communauté toute prise de décision et tout contrôle, en les transférant à des consultant·es ayant une expertise technique, la rendant ainsi plus attrayante, en particulier pour les agences de financement. L’intégration de certains pays du Sud dans le système néolibéral s’explique aussi partiellement par le fait que les pays endettés consacraient plus d’argent au remboursement de cette dette (illégitime, immorale, de surcroît une dette qui avait déjà été remboursée plusieurs fois)1 qu’à la santé et à l’éducation réunies.
Cette démarche a contrecarré le processus de changement social décrit dans la Déclaration d’Alma Ata comme nécessaire à la réalisation de ses objectifs. Ceux-ci montrent qu’une cohérence dans la direction (locale et mondiale) des mouvements sociaux ainsi que des capacités solides (pour conduire l’élaboration des politiques et les actions) sont des facteurs importants pour la réalisation des objectifs en faveur des populations au-delà d’une minorité puissante. Plusieurs études de cas montrent que, lorsque ces facteurs sont fournis dans un environnement favorable, le projet « La Santé pour tous » d’Alma Ata est suffisant pour apporter une amélioration significative à l’état de santé de toute une population.
Les facteurs suivants ont été identifiés comme des leçons importantes tirées des pays qui obtiennent de bons résultats : une direction responsable et des progrès politiques nationaux cohérents ; le renforcement progressif des SSP et des systèmes de santé adéquats ; l’autonomisation de la communauté et de la famille ; une concertation au niveau des régions, étayée par des données pour définir les priorités de financement, un suivi des résultats puis l’identification et la correction des disparités ; et enfin, la priorité donnée à l’équité, à l’élimination des obstacles financiers pour les familles les plus pauvres et la protection contre les coûts inévitables de la santé.
La raison de l’échec des objectifs des SSP d’Alma Ata dans de nombreux pays réside dans le fait que, de manière générale, soit les gouvernements de ces pays ont refusé de mettre en place des stratégies visant à soutenir un système de soins de santé primaire fort et dynamique, adapté aux besoins de santé de la communauté, visant à améliorer et encourager le partenariat ainsi que l’accès et la participation aux soins, soit ce sont les institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI, etc.) dirigées par les grandes puissances qui ont empêché le projet du NOEI, et ont ainsi maintenu les pays pauvres dans la misère et l’impuissance.
1Le remboursement du service de la dette, c’est-à-dire les intérêts, la dette principale n’étant jamais remboursée en raison d’un mécanisme structurel, mis en place par les États puissants du Nord. Pour de plus amples informations à ce sujet, voir Menons l’enquête sur la dette ! Manuel pour les audits de la dette du Tiers Monde, Co-édition CETIM et CADTM, 2006.
En lire plus sur le droit à la santé dans Lendemains solidaires no 3