Les dynamiques totalitaires du maldéveloppement
La perception politiquement instrumentalisée de menace d’invasion par les peuples issus d’un environnement culturel, religieux et historique non-souhaité et le nationalisme écologique constituent des piliers de la radicalisation des dynamiques totalitaires des élites néolibérales. La majorité des mouvements sociaux ne s’attendait pas à ce que l’année 2022 soit une année au cours de laquelle les cartels néolibéraux imposent des programmes agressifs et inégalitaires pour atteindre les objectifs du développement durable tout en épargnant la suprématie des plus riches.
La phase actuelle de la crise environnementale, sanitaire et sociale se révèle être une période de quête d’une « grande réinitialisation » face au risque d’« insoutenabilité » ou de non-durabilité du modèle de croissance néolibéral. Le déclin de la biodiversité, les inégalités accrues impliquant les grands mouvements migratoires et l’urgence climatique continuent de s’aggraver.
Le maldéveloppement est aux prises avec ses outils institutionnels et politiques d’un demi-siècle. La grande réinitialisation dite de durabilité pourrait se réaliser accompagnée des méthodes de domination de plus en plus répressives et bellicistes à l’encontre des classes populaires. Cette voie a déjà été adoptée au Brésil, en Inde, en Turquie, en Indonésie, aux États-Unis et dans les pays en proie aux inégalités les plus frappantes et aggrave les crises politiques.
La colère des citoyen·nes continue de monter face à l’incompétence ou aux priorités social-darwinistes des élites dirigeantes. Ces dernières ont bien saisi l’occasion, durant la crise sanitaire, pour accentuer la tension sécuritariste tout en faisant marche arrière en matière de renforcement des structures de santé publique et de protection sociale qui s’imposaient pourtant au cours de la première vague de la pandémie.
La crise environnementale, les guerres et la pandémie de Covid-19 – qui entre dans sa troisième année avec de nouvelles mutations – prennent toujours d’assaut les pays les plus pauvres, renforçant la tendance à créer des forteresses autour des pays les plus riches. La pandémie montre également que les formes d’organisation du maldéveloppement néolibéral, en particulier le modèle économique dominant, ne sont pas durables.
Réforme ou renforcement totalitaire du maldéveloppement ?
Jeter un œil dans le rapport sur les risques mondiaux du Forum économique mondial 2022 peut s’avérer très instructif.1 Le rapport est élaboré à partir de réponses à un questionnaire envoyé à 1000 expert·es et « leaders » du monde entier. Lorsque nous examinons la liste des menaces les plus préoccupantes, nous constatons que 79,2 % des personnes interrogées ont des attentes négatives pour les trois prochaines années, 12,1 % ont des attentes positives pour l’avenir et 3,7 % sont optimistes.
L’échec des actions face à la crise climatique, les conditions météorologiques extrêmes dues aux changements climatiques et la perte de biodiversité sont les trois premiers dans la liste des risques considérés comme les plus importants. Ceux-ci sont suivis par les risques de « dissolution du tissu social » et de « crise des moyens de subsistance ». Figurent ensuite les maladies infectieuses, les atteintes humaines à l’environnement, la crise des ressources naturelles, la crise de la dette et les conflits géoéconomiques (protectionnisme interétatique, contrôle, encadrement).
Ces risques concernent le fonctionnement structurel du maldéveloppement et confirment une nouvelle réorientation idéologique au sein des cartels oligarchiques, qui consiste à ne plus renier la destruction qui découle principalement de la crise conjuguée du néolibéralisme. Cependant, les mouvements sociaux et citoyens restent assez sceptiques vis-à-vis de cette prise de conscience fortuite, parce qu’ils n’oublient pas que le maldéveloppement capitaliste a surmonté ses crises en se renouvelant à travers deux guerres mondiales, le fascisme et les génocides. Cette fois, la crise conjuguée se développe davantage comme une « crise finale » en raison de facteurs tels que l’injustice environnementale, la fragilité sociale causée par les inégalités et l’affaiblissement des structures de représentations démocratiques.
Pour parer aux « extrémismes » et freiner les risques de révoltes liées au démantèlement du tissu social, la « cohésion sociale » a connu un regain d’intérêt parmi les idéologues et expert·es lié·es aux multinationales. Pourtant la xénophobie, le racisme des groupes néofascistes ainsi que le racisme institutionnel vont de pair avec la grande peur des mouvements migratoires2. La quête de réforme est paradoxalement entremêlée au racisme institutionnel et au renforcement de l’Etat sécuritaire dans les «démocraties du Nord».
Les forteresses autour des pays du Nord, source principale des racismes institutionnels
À côté des menaces formulées dans le rapport susmentionné sur les risques mondiaux figure celle que représenteraient les millions de femmes, d’enfants et d’hommes des pays du Sud subissant les conséquences du maldéveloppement.
La perception politiquement instrumentalisée d’une menace d’invasion par les peuples issus d’un environnement culturel, religieux et historique non-souhaité et le nationalisme écologique constituent des piliers de la radicalisation des dynamiques totalitaires des élites néolibérales.
Un exemple emblématique provient d’un rapport du Conseil fédéral suisse d’il y a 30 ans dans lequel le « fossé grandissant entre les États riches et les États pauvres, les régions politiquement stables et celles ébranlées par les crises » était ainsi signalé : « Il s’avère de plus en plus que si les pays du tiers monde venaient à copier ce modèle de société (de la Suisse, de l’Europe de l’Ouest, de l’Amérique du nord, du Japon, de l’Australie, de certains États du sud-est asiatique), à supposer que cela soit possible, on aboutirait à une catastrophe écologique (…). Force est de constater que les critères que connaissent nos sociétés occidentales ne peuvent servir de modèles à un ordre mondial qui soit viable »3.
Marie-Claire Caloz-Tschopp, enseignante et chercheure en philosophie à l’Université de Genève en 1990, a clairement exposé l’idéologie qui jetait les bases du racisme institutionnel actuel : « En résumé, implicitement, pour que la”civilisation”du “nord” puisse continuer à produire, à consommer, à vivre comme elle le fait aujourd’hui, le “sud” doit être exclu du mode de vie, de la “civilisation” du “nord”. Une nouvelle frontière, de survie, entre des civilisés protégés par un cordon sanitaire et des nouveaux barbares est dessinée à l’aide de l’argument de la survie écologique (biens de la nature limités destructibles). La nature intervient pour raciser [sic], mais d’une autre manière que dans les théories racistes du XIXe siècle. »4
Cette frontière s’est transformée en forteresse et les fossés en un grand cimetière, plus que jamais, 30 ans après la chute du mur.
Dans l’édifice néolibéral, poursuit Tschopp, « la déréglementation, la flexibilité, la privatisation, l’État minimal côtoient la libre circulation des biens, des services et des capitaux. Quand il s’agit de la mobilité des personnes, la maîtrise, le contrôle, le frein à la liberté des mouvements sont la règle. Quand il s’agit de la mobilité des biens et des capitaux, c’est la liberté qui est de mise »5. Ceci n’est pas un problème d’incohérence, mais la conséquence du racisme institutionnel dans chaque pays du Nord.
La forteresse renvoyait au pouvoir féodal défensif avec ses fossés protecteurs. Selon l’auteure, « elle entrait en résonance avec les peurs d’envahissement et les positions de repli de secteurs de la population européenne résidente. La notion de forteresse est abandonnée après qu’elle a été critiquée par divers milieux, secteurs de populations en Europe qui se réclament de l’ouverture et de l’hospitalité »6.Pour autant, les politiques migratoires européennes, qui prétendent se fonder sur la sécurité, la liberté et la justice, s’apparentent en réalité à une véritable « politique d’apartheid où la violence, non plus seulement guerrière interventionniste contemporaine succède à la colonisation et à la période impérialiste »7.
Aujourd’hui, les pays les plus pauvres sont les plus touchés par la crise environnementale. Comme ce sont les pays les moins capables de s’adapter, des charges supplémentaires vont surgir pour les pays du Nord dans les domaines diplomatique, économique et même militaire. Un rapport du Homeland Security indique qu’en Asie du Sud, en Afrique subsaharienne, au Moyen-Orient, en Amérique latine, d’ici 2050, plus de 140 millions de personnes devront migrer vers les pays riches pour s’adapter à la crise.
La crise est donc suffisamment mûre pour que les mouvements sociaux repensent d’une manière critique le « totalitarisme » jusqu’ici pensé comme déconnecté du néolibéralisme.
L’utilisation rapide et croissante des drones, des robots et de l’analyse militaire basée sur les données aura probablement des impacts profonds sur l’avenir de la répression contre la migration, la dissidence et les mouvements sociaux.
La crise est donc suffisamment mûre pour que les mouvements sociaux repensent d’une manière critique le « totalitarisme » jusqu’ici pensé comme déconnecté du néolibéralisme et instrumentalisé pour délégitimer les mouvements politiques et sociaux s’opposant à la déréglementation du travail, aux inégalités et à la suprématie du marché comme prisme d’information économique.
La gestion des inégalités : le totalitarisme rampant au service du un pour cent
Selon la définition d’un mouvement totalitaire par Hannah Arendt, on peut affirmer que l’oligarchie néolibérale mondiale est bien « internationale dans son organisation, universelle dans sa visée idéologique, planétaire dans ses aspirations politiques»et reprendre la définition du totalitarisme de Raymond Aron en l’actualisant avec l’extension de la doctrine néolibérale au monde entier :
- un bipartisme disposant du monopole de l’activité politique : les partis néolibéraux de droite ou de gauche;
- une idéologie hégémonique mais anonyme ; la doctrine néolibérale;
- le monopole du contrôle « des moyens de force et des moyens de communication »;
- un contrôle de l’économie par le marché mondial qui est à son tour contrôlé par 1% des plus riches;
- et la mise en place d’États sécuritaires au détriment des États sociaux.
Selon le rapport Global Wealth du Credit Suisse, la tranche la plus riche du ménage total (plus d’un million de dollars) au monde représentait 1% du ménage total en 2019. Ce ratio est passé à 1,1% en 2020. Au cours de la même période, leur part de la richesse dans le total est passée de 43,4% à 45%. Leur richesse totale est passée de 173,3 milliards de dollars à 191,6 milliards de dollars. La part des ménages qui composent les 55% inférieurs (moins de 10’000 $) est passée de 1,4% à 1,3%.
À l’échelle mondiale, la part de 1,1% des ménages continue d’augmenter. Dans ce segment, il y a une accumulation d’actifs pour près de deux fois le revenu mondial. 55% du total des actifs sont concentrés aux États-Unis et en Europe. 67% des milliardaires du monde se trouvent aux États-Unis et en Europe. Il faut 4’000 milliards de dollars par an pour arrêter la crise climatique, soit environ 2% de la richesse des plus riches.7 Ces chiffres sont des preuves tangibles d’une réalité sombre : davantage de démocratie n’est pas compatible avec l’accumulation de richesse de la part de l’oligarchie néolibérale.
La faiblesse de la demande globale (tant des consommateur·trices que des investisseur·euses) par rapport à la capacité de production est principalement liée à l’accroissement de ces inégalités, sans parler du potentiel de production, qui est à l’origine du ralentissement de la croissance dans les années 1970. Présentant l’action néolibérale comme une solution privilégiée sans alternative, l’intelligentsia de cette doctrine a établi, au cours de cinq décennies, une hégémonie idéologique sur la majorité des mouvements sociaux. Toute alternative à la doctrine inégalitaire risquait une stigmatisation automatique de totalitarisme en aggravant les potentiels de la crise en facilitant les « investissements » financiers, en comprimant les salaires et les dépenses publiques et en renforçant les inégalités.
Même si aujourd’hui, dans des publications comme le Financial Times ou dans la grande propagande de réinitialisation promue par le World Economic Forum, on peut souvent lire des commentaires qui se plaignent du « fondamentalisme du marché », soutiennent la recherche par l’Union européenne d’un « marché social » et évaluent la recherche d’une nouvelle mondialisation plus sociale et inclusive, vantant la « relocalisation » au lieu de la mondialisation néolibérale, les tendances totalitaires de l’action néolibérale se renforcent.
Les dirigeant·es de nombreux pays – Allemagne, États-Unis et Royaume-Uni notamment – ne peuvent même pas mettre en œuvre les décisions très diluées issues de la réunion de la COP26 qui s’est tenue en novembre dernier.
Pire encore : les classes enrichies grâce au colonialisme et au pillage maldéveloppemental, qui ont entravé le développement des pays à industrialisation tardive, demandent maintenant au reste du monde de ralentir leurs processus de développement et d’abandonner leurs revendications de prospérité sans accepter de payer la facture des dommages qu’ils ont causés à l’écosystème de la planète tout en organisant un tri raciste aux portes de « leurs forteresses ».
1 WORD ECONOMIC FORUM, 2022. The Global Risks Report 2022, Insight Report, 17th Edition, 117 p.
2 « Les réfugiés d’Ukraine viennent d’un environnement culturel, religieux et historique totalement différent de celui des réfugiés d’Afghanistan. » Tweet rapidement retiré du gouvernement slovène en date du 25 février 2022.
3 Le rapport du Conseil fédéral (no 91.036) sur la politique à l’égard des étrangers et des réfugiés du 15 mai 1991, p. 32
4 CALOZ-TSCHOPP Marie-Claire (2000). Ce qui fait … Ceux qui font le lit du totalitarisme néolibéral à venir ? Réflexions suscitées par une invention suisse (1990) reprise par l’Union européenne (1998) dans la stratégie et les dispositifs des politiques communautaires d’immigration et du droit d’asile, Revue québécoise de droit international, 13.2, p. 83.
5 Ibid,, p. 86.
6 Ibid, p. 87.
7 Ibid, p. 88
8 Les chiffres issus du Global Wealth Report 2021, Research Institute Crédit Suisse, juin 2021, Zurich
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